Rivarol
Pour s’égayer un jour l’Ennui
Résolut de faire un voyage:
Il prit beaucoup d’or avec lui,
Et se fit un grand équipage.
Le Dégoût, la Satiété,
La Tristesse, l’Oisiveté
Escortèrent le personnage.
Six grosses mules du Poitou
Formaient le pesant attelage;
Deux cochers, six laquais, un page
Le conduisaient je ne sais où.
Dans sa magnifique voiture
L’Ennui voyageait tristement,
Et bâillait à chaque moment.
Les fleurs, les fruits et la verdure,
L’immensité du firmament,
Ses couleurs, sa lumière pure,
Ne le touchaient que faiblement:
Son œil mort voyait froidement
Les merveilles de la nature.
Quelquefois un livre il prenait,
Et soudain il le refermait.
Quel ouvrage aurait pu distraire
Son esprit pétri de matière?
A mesure qu’il cheminait
En tout sens il se retournait;
Ouvrait vingt fois sa tabatière,
Prenait du tabac et dormait.
Le moindre choc, la moindre pierre.
Au même instant le réveillait;
Et nonchalamment il r’ouvrait
Son humide et lourde paupière.
Pendant qu’il voyageait ainsi
Il rencontre un jeune étourdi
A la démarche fière et leste:
Son air est vif et sémillant ;
Son oeil brille, il est pétillant;
Sa figure est toute céleste .
Et respire le sentiment.
C’était un ange assurément.
Non; de l’ennui c’était le frère
Qui voyageait à la légère,
Accompagné par la Gaîté,
L’Amour et la Vivacité.
C’était là tout son équipage.
Le Désir devant lui courait :
A son aspect tout s’animait ;
Philomèle par son ramage
Sur son chemin le saluait .
Volant de bocage en bocage :
Le volage, le doux Zéphir,
Jetait des fleurs sur son passage.
Mes amis, c’était le Plaisir.
Les deux frères se reconnurent
Au même instant qu’ils s’aperçurent.
Le Plaisir embrassa l’Ennui,
Et se mit à côté de lui.
Il lui dit : Où va votre altesse?
Nous voici tout près de Lutèce:
Ce séjour-là ne me vaut rien;
Pour vous vous y serez fort bien.
Alors l’Ennui se prit à dire :
Je ne sais pas trop où je vais:
Je visite mon vaste empire;
Mais pour moi tout est sans attraits;
Tout me nuit, ou semble me nuire:
Je suis cependant un grand roi;
Rien ne se fait presque sans moi;
Et d’où vient donc que je m’ennuie?
Avez-vous cette maladie.
Le Plaisir soudain lui répond :
Je ne la connus de ma vie;
La joie est toujours sur mon front.
Comme vous je suis roi du monde;
Mais mon sceptre n’est pas de plomb:
Je rends la nature féconde ;
C’est par moi qu’elle s’embellit,
C’est par vous qu’elle s’enlaidit:
On m’aime, on me cherche; on vous fuit.
Tel est le vœu de la nature,
On vous fait diable, on me fait dieu.
Mais je pars, car le tems me dure;
Voici bientôt la nuit obscure;
Il faut chercher un gite. Adieu.
Le Plaisir vit une bergère
Qui faisait signe à son amant
De se glisser furtivement
Par une porte de derrière.
Il vole auprès d’eux à l’instant,
Et fut heureux dans leur asile.
Mais l’Ennui triste et mécontent
Alla se loger dans la ville.
“L’Ennui et le Plaisir“