A Melle Pauline de la F***
Vous qui, dans un âge encor tendre,
Possédez le plus noble cœur,
Vous qui savez déjà comprendre
Le timide accent du malheur :
Vous dont l’âme toujours pieuse et secourable
Devine l’indigence, interroge ses vœux ;
Écoutez ce récit, il n’est point fabuleux,
Bien qu’il soit présenté sous les traits de la Fable.
Le redoutable hiver couronné de glaçons,
De ses rigueurs attristoit la nature :
Couvert de ma pelisse, insuffisante armure
Contre le choc des aquilons,
Je regagnois mon domicile,
Lorsque, tournant l’amirauté,
Je rencontrai deux chiens sans maître, sans asile,
Réduits à la mendicité,
Ayant la neige pour litière ;
Ensemble ils supportoient le froid et la misère.
L’un d’eux me regardait avec anxiété ;
Ses yeux sembloient me dire : « Adoucis ma souffrance ;
» Puisse en ce jour ta bienfaisance
» M’affranchir de la liberté ! »
Je flatte l’animal de la voix et du geste ;
Il prend ce doux accueil pour un consentement :
Voilà mon chien, joyeux et leste,
Sur mes pas allant, revenant,
Faisant mainte et mainte gambade,
Toujours suivi du camarade.
Nous arrivons tous trois près de mon logement :
Là, pour l’encourager, j’appelle, je caresse
Le chien dont j’admirois la grâce et la souplesse ;
L’autre est repoussé brusquement,
Tant il est vrai que, pour sortir d’affaire,
Pour réussir dans ce monde, il faut plaire.
Or, à celui qui me plaisoit
Je dis : « Pour toi, je me sens de l’attrait ;
Médor ou Turc, Soliman ou Cerbère,
Qui que tu sois, car j’ignore ton nom,
Viens, j’y consens ; mais pour ton compagnon,
Sa présence m’est importune :
Il doit ailleurs chercher fortune. »
« Non, non, me répondît le chien.
Le sort de mon ami sera toujours le mien.
De tes bienfaits pourquoi l’exclure ?
Songe que le malheur créa notre amitié :
Tous les deux nous errons, nous cherchons aventure,
Nous partageons la nourriture
Que nous accorde la pitié !
Et lorsqu’à moi ton âme s’intéresse,
Seul, je serois heureux et lui dans la détresse !
Jamais ; ce seroit cruauté.
Mais qui me vaut ta préférence ?
La dois-je à mon peu de beauté ,
A ma jeunesse, à mon agilité ?
Va, n’en crois point une vaine apparence ;
Au fond, Médor vaut mieux que moi ;
Et la bonté, n’est-ce donc rien pour toi ?
Je te réponds de lui, c’est un garçon fidelle ;
Tandis que je serai de service au salon,
A la porte de ta maison
Mon ami fera sentinelle.
Il est de bonne garde, il est fort, plein de zèle ;
D’un loup à la campagne, il te feroit raison ;
Matin et soir, nuit et jour, à toute heure,
Tu pourras défier le plus subtil larron
De pénétrer dans ta demeure ;
Pour te fléchir, que te dirai-je enfin ?
J’aime mieux avec lui traîner mon existence,
Transir de froid, mourir de faim,
Que de passer sans lui mes jours dans l’abondance. »
Je demeurai muet à ce trait généreux :
De pareils argumens ont de quoi nous confondre ;
Aussi, ne pouvant y répondre ;
Chez moi je les reçus tous deux.
D’un sentiment si pur, d’une amitié si belle,
Trouveroit-on parmi nous le modèle ?
Je pense, à dire vrai, qu’on y mettroit le temps :
Chez les Grecs, assez bonnes gens,
Et qu’à plus d’un titre on renomme,
Diogène cherchoit un homme ;
Il chercheroit dans ce siècle un ami !
Je n’entends pas de ceux qui n’aiment qu’à demi :
Or, pour courir cette bonne fortune,
Je crois que mon chercheur, connoissant le terrain,
Se muniroit en son chemin
De deux lanternes au lieu d’une.
“Les deux Amis”