André-Clément-Victorin Bressier
D’une amitié trop peu commune
Deux aveugles goûtaient l’ineffable douceur :
Amitié, pour former ton lien enchanteur,
Il n’est rien tel que l’infortune.
Dans son pénible isolement,
Ce couple, abandonné de la nature entière,
Par de longs entretiens soulageait sa misère.
L’un d’eux, malheureux en naissant,
N’avait jamais connu le bienfait de la vue,
Et dans les champs de Mars l’autre l’avait perdue.
Entre eux à ce sujet survint un différent.
« Ami, dit le premier, quoi que tu puisses dire,
J’ai raison plus que toi de me plaindre du sort ;
Je suis infortuné depuis que je respire,
Ma vie est une longue mort.
Plongé dès le berceau dans une nuit profonde,
Je suis comme étranger ici-bas, et le monde,
Dont le livre vingt ans fut ouvert devant toi,
Hélas ! sera toujours une énigme pour moi.
Tu connais la lumière ; on dit qu’elle est si belle !
Ses phénomènes merveilleux,
Ta mémoire, peintre fidèle,
Les offres à ta pensée à défaut de tes yeux.
A toi-même, ami, j’en appelle :
Qui vit de souvenirs n’est point si malheureux. »
— « Ah ! que dis-tu ? Voilà ce qui me désespère,
Reprend son compagnon ; au lieu de l’adoucir,
L’impitoyable souvenir
Rend ma peine encor plus amère.
Les regrets te sont inconnus ;
On ne peut désirer un bonheur qu’on ignore ;
Mais qu’ils paraissent doux les biens qu’on a perdus !
J’ai vu l’azur des cieux, le lever de l’aurore,
Les tapis du printemps sur la terre étendus,
Les nobles traits de l’homme où la fierté respire,
Ceux si doux de la femme et son charmant sourire ;
Ah ! mon ami, plains-moi, je ne le verrai plus. »
Entre ces deux amis faut-il que je prononce ?
Riches devenus indigents,
Ministres, favoris, hommes jadis puissants
Déchus de la grandeur, dictez-moi la réponse.
“Les deux Aveugles”