Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire.
Je n’en veux pour témoin qu’Hercule et ses travaux.
Ce Dieu n’a guère de rivaux :
J’en vois peu dans la Fable, encor moins dans l’Histoire.
En voici pourtant un que de vieux Talismans
Firent chercher fortune au pays des Romans.
Il voyageait de compagnie.
Son camarade et lui trouvèrent un poteau
Ayant au haut cet écriteau :
Seigneur aventurier, s’il te prend quelque envie
De voir ce que n’a vu nul Chevalier errant,
Tu n’as qu’à passer ce torrent ;
Puis, prenant dans tes bras un Eléphant de pierre
Que tu verras couché par terre,
Le porter, d’une haleine, au sommet de ce mont,
Qui menace les Cieux de son superbe front.
L’un des deux chevaliers saigna du nez. Si l’onde
Est rapide autant que profonde,
Dit-il, et supposé qu’on la puisse passer,
Pourquoi de l’Eléphant s’aller embarrasser ?
Quelle ridicule entreprise !
Le sage l’aura fait par tel art et de guise
Qu’on le pourra porter peut-être quatre pas ;
Mais jusqu’au haut du mont, d’une haleine, il n’est pas
Au pouvoir d’un mortel, à moins que la figure
Ne soit d’un Eléphant nain, pygmée, avorton,
Propre à mettre au bout d’un bâton :
Auquel cas, où l’honneur d’une telle aventure ?
On nous veut attraper dedans cette écriture :
Ce sera quelque énigme à tromper un enfant. .
Le raisonneur parti, l’aventureux se lance,
Les yeux clos, à travers cette eau.
Ni profondeur ni violence
Ne purent l’arrêter, et, selon l’écriteau,
Il vit son Eléphant couché sur l’autre rive.
Il le prend, il l’emporte, au haut du mont arrive,
Rencontre une esplanade, et puis une cité.
Un cri par l’Eléphant est aussitôt jeté :
Le peuple aussitôt sort en armes.
Tout autre Aventurier au bruit de ces alarmes
Aurait fui : celui-ci loin de tourner le dos
Veut vendre au moins sa vie, et mourir en Héros.
Il fut tout étonné d’ouïr cette cohorte
Le proclamer Monarque au lieu de son Roi mort.
Il ne se fit prier que de la bonne sorte,
Encor que le fardeau fût, dit-il, un peu fort.
Sixte en disait autant quand on le fit saint Père.
(Serait-ce bien une misère
Que d’être Pape ou d’être Roi ?)
On reconnut bientôt son peu de bonne foi.
Fortune aveugle suit aveugle hardiesse.
Le sage quelquefois fait bien d’exécuter,
Avant que de donner le temps à la sagesse
D’envisager le fait, et sans la consulter.
Analyses de Chamfort – 1796.
V. 4. J’en vois peu dans la fable, encor moins dans l’histoire.
Ces quatre premiers vers sont très-jolis, mais n’obtiennent pu grâce pour le fond de cet Apologue, qui me paraît défectueux. Quel rapport va-t-il entre Hercule ayant obtenu l’apothéose par des travaux utiles aux hommes ( c’est ainsi du moins qu’il faut l’envisager dans l’Apologue ) , quel rapport, dis-je , entre ce dieu et un aventurier faisant une action folle , dangereuse, utile aux autres ou qui ne peut-être utile qu’à lui-même? Quelle leçon peut-il résulter du succès de son audace absurde et imprudente ? je ne connais pas de sujet de fable moins fait pour plaire à La Fontaine que celui-ci. J’ai déjà observé qu’il n’était point le poète de l’héroïsme, mais celui de la nature et de la raison ; et la raison peut-elle être plus blessée qu’elle ne l’est, par l’entreprise de cet aventurier ?
V. 28. Auquel cas, où l’honneur d’une telle aventure?
J’avoue que ce raisonnement du chevalier me parait très-bon.
V. 37. Il le prend, il l’emporte. . . .
L’auteur aurait bien dû nous dire comment.
V. 45. Le proclamer monarque. …
Eh bien ! la morale de cette fable est donc qu’il en faut croire le premier écriteau ?
– V. 49. (Serait-ce bien une misère,
Que d’être pape ou d’être roi ?)
Voilà pourtant La Fontaine qui trouve le secret de mêler un trait de son caractère, au récit d’une aventure qui y est le plus opposée.
et sage quelquefois. …
Cela est vrai, mais dans tel ou tel cas qu’il aurait fallu spécifier, et non dans une aventure folle qui réussit à un fou. “Les deux Aventuriers et le Talisman”