La vapeur n’est toute puissante qu’à la condition d’être implacable.
L. Reybaud.
« Lafontaine en ses vers met en scène deux pots.
Un critique s’en plaint : « Passe les animaux,
Les fleurs, les arbres même ; on se prête à la chose.
Mais des pots ! c’est trop loin pousser la fiction ;
Et de quelque talent qu’un écrivain dispose,
Il doit craindre avant tout de heurter la raison. »
Que dirait aujourd’hui ce critique sévère,
S’il me voyait prêter à des chemins
Les sentiments et le langage humains ?
J’aurais là sur les bras une méchante affaire
Et serais fustigé de la bonne manière.
Mais, grâce au ciel, la critique est sans voix,
Nos journaux l’ont tuée ; et je puis à mon aise
Traiter en prose ou vers tel sujet qui me plaise
Sans qu’un maître importun me donne sur les doigts.
Un jour donc au détour d’un bois,
Près d’un fleuve aux riants rivages,
Le vieux chemin de terre et le chemin de fer
Disputaient de leurs avantages.
Moi, disait celui-ci d’un ton quelque peu fier,
Je vais droit devant moi, sans craindre les orages,
Les précipices, les voleurs.
Je franchis en un jour des espaces immenses,
Dévorant les distances,
Et transportant mes voyageurs
En un clin d’œil d’un bout du monde à l’autre.
Quelle audace est la vôtre
D’oser vous croire mon égal !
Dieu me garde, répond son modeste rival,
D’avoir une telle pensée.
Mon humble utilité disparait effacée
Devant votre éclat triomphal,
C’est l’usage ; et pourtant à ce hardi service
Que vous faites sonner si haut,
D’aller droit devant vous et d’arriver plus tôt,
Serai-je à votre avis coupable d’injustice
Si je trouve quelque défaut ?
Vous entassez les gens dans des boites fermées
D’où l’œil n’aperçoit rien que d’épaisses fumées.
Dans un fossé profond vous les faites mouvoir.
Ils vont vite, c’est vrai ; mais ils vont sans rien voir.
En sorte qu’arrivés au terme du voyage
Ils ne savent rien davantage
Que ce qu’ils savaient au logis,
Et n’ont pas vu plus de pays
Que si jamais du leur ils ne fussent sortis.
Je suis plus libéral envers ceux qui me suivent.
Je ne leur cache aucune des beautés
Que la nature étale à leurs côtés.
Le cours que les ruisseaux décrivent,
Le détour des vallons, le penchant des coteaux,
Les prés semés de fleurs, frais et riants tableaux
Qui les suivent dans leur voyage…
Vous semble-t-il que ce soit peu ?
J’ai sur vous un autre avantage :
Des nobles facultés que l’homme tient de Dieu,
Je ne lui ravis point l’usage.
Survient-il un danger, le brave a son courage
Pour combattre et sauver ses jours.
Le faible auprès d’autrui peut trouver un secours ;
Mais à quoi sur vos rails peut-on avoir recours ?
L’homme avec vous devient machine,
Marchandise, ballot. Sa nature divine
Ne lui sert plus. Il est matière. Et ni l’esprit,
Ni la force du corps, ni la vigueur de l’âme,
Lorsqu’un danger survient, ne peuvent à la flamme
Le dérober : le plus brave y périt.
Témoin cet amiral qui vainqueur des tempêtes
Est broyé tout vivant dans la pompe des fêtes,
Sans pouvoir arracher à cet affreux trépas
Sa femme et ses enfants qui lui tendent les bras.
Ah ! S’ils eussent choisi pour ce fatal voyage
Des sentiers de Saint-Cloud le solitaire ombrage,
Ils vivraient !… Est-ce assez, et d’une autre raison
Dois-je appuyer cette comparaison ?
On vous prend avec peur, on vous quitte avec joie,
Tant qu’on est avec vous on craint d’être la proie
De quelque funeste accident.
Il suffit en effet qu’un chauffeur imprudent
D’un peu trop de vapeur ait chargé sa machine,
Pour qu’elle éclate en immense ruine,
Et de cent voyageurs n’en laisse aucun vivant.
Au contraire, on chérit mes sentiers d’aubépine,
On les cherche, on s’y plaît, on y revient souvent,
On y goûte une paix profonde.
En vain vous répondez par des calculs savants
Qu’il meurt autant et plus de monde
Dans mes chemins fleuris que sur vos rails brûlants,
Je ne sais pas sur quoi ce beau calcul se fonde,
Mais si, parfois, dans un sentier caché
Un voyageur périt d’une mort imprévue,
Ce malheur ne peut m’être à bon droit reproché,
Car ce n’est pas moi qui le tue »
“Les deux Chemins”