Apologue, lu à la séance publique de la Société philotechnique, le 6 novembre 1856.
A M. N. Carré
Mon ami et collègue à la Cour Impériale
J’ai connu jadis deux parents
Liés d’affection sincère,
Mais un jour comme des enfants
Ils s’emportent : dans leur colère
Ils se menacent d’un procès ;
Vous concevez l’ardente joie
Des gens d’affaires qui sont près
De s’abattre sur cette proie !
Quand l’un des disputeurs soudain se ravisant,
(Et ce n’était pas le moins sage !)
Dit à l’autre : « Entre nous lorsqu’éclate l’orage,
» Du ciel un rayon bienfaisant
» M’éclaire : n’est-il pas affligeant et bizarre
» Qu’étant nés pour rester amis,
» Un vil intérêt nous sépare,
» Et nous rende peut-être à jamais ennemis ?
» La lutte commencée, hélas ! on ne sait guère
» A quelle époque on en verra la fin :
» C’est comme les jeux de la guerre !
» Prenons notre cœur seul pour juge : car enfin
» C’est sur trois cents écus que le démêlé porte ;
» A peine du palais franchirons-nous la porte,
» Que sacs de procureurs, plaidoyers d’avocats
» En auront dévoré le double : aux magistrats
» Nous irons raconter toutes nos doléances ;
» Pour éviter l’ennui de nos longues séances
» Ils nous consigneront chez eux ;
» Nous les accablerons de nos placets verbeux
» Qui loin de nous servir, gâteront notre cause :
» Convenons-en, plaider est une triste chose ;
» Pour tous, c’est le plus grand des maux,
» On y perd le bonheur, on y perd le repos,
» Et même en triomphant on maudit sa victoire.
» Il vaut mieux, si tu veux m’en croire,
» Et j’aime à te le demander,
» Essayer de nous accorder ;
» A d’avides vautours attendant leur pâture,
» Gardons-nous de jeter même ce peu d’argent ;
» Le plus riche par eux est bientôt indigent,
» Crois-moi, frère, écoutons le vœu de la nature ;
» De ta prétention abdique la moitié,
» Et j’en fais autant de la mienne,
» Il faut nous épargner les regrets et la peine
» De voir s’enfuir notre amitié :
» L’amitié, nœud si doux, formé dès notre enfance,
» Qui double le bonheur et calme la souffrance !
» Si, malgré mes avis, tu ne me cédais rien,
» Je te laisse le tout, et je crois penser bien
» En voulant que la somme en tes mains reste entière
» Plutôt que de passer à la gent chicanière ! »
— « Approuvé ! j’applaudis à ta sagacité,
» Réplique la partie adverse.
» Les plaideurs au palais font un mauvais commerce,
» J’y renonce avec joie, et signe le traité
» Que tu viens de m’offrir : partageons, je t’embrasse,
» La querelle en mon cœur ne laisse plus de trace.
» Ah ! que je te sais gré de l’avertissement
» Dicté par la raison, qui nous réconcilie !
» Je confesse mes torts, et je te remercie !
» Soyons toujours unis ! je le dis franchement :
» Soumis au jugement de la justice humaine
» Le droit pour réussir a toujours trop de peine,
» Dans le Temple des Lois l’erreur a trop d’accès.
» Je conclus avec toi qu’il est prudent et sage
» De ne point oublier ce vieil et sûr adage :
» Mauvais arrangement vaut mieux que bon procès ! »
“Les deux Parents “
Hortensius de Saint-Albin, 1805 – 1878