Charles-Benjamin Poisson
Homme d’église, poète et fabuliste XIXº – Les deux Rats
Un certain Rat, nommé Rogobardus, roturier de naissance, parvint à la dignité suprême. Comment ? C’est ce que je ne sais trop; peut-être quelque victoire éclatante remportée sur Mimisis, chat la terreur des rats, lui valut-elle cet honneur; tant est qu’il était roi, et roi de toute la nation souriquoise. Or, pour en venir à notre histoire, Rogobardus, devenu roi, se souvint d’un ancien ami qui l’avait choyé au temps de la détresse. Il voulait le récompenser magnifiquement : il lui envoya trois des plus grands seigneurs de sa cour, avec ordre de le lui amener.
Dès que le pauvret fut arrivé, grand festin, grande joie: le régal dura trois jours; jamais rats ne remplirent si bien leur panse. Au bout de ce temps, le roi prit son hôte en particulier :
« Ami, dit-il, les dieux, en m’élevant à un rang si haut, m’ont fourni le moyen de te témoigner ma reconnaissance ; je sais ce que tu as fait pour moi au temps de ma misère, je ne l’ai point oublié, je veux te récompenser. Tu vois quelle fête on fait ici : reste près de moi, et jouis de mes faveurs.
— Sire, répondit le pauvret, je vous ai grande obligation, mais je préfère ma médiocrité à tous vos festins de roi. Jusqu’à ce jour j’ai vécu tranquille dans mon trou, pourquoi le quitterais-je ? L’abondance et le plaisir entraînent avec eux leurs chagrins : c’est un précepte que j’ai reçu de mes grands-parents, qui, comme moi, vécurent pauvres et contents. Ici on me verrait bientôt d’un mauvais œil ; votre faveur me ferait des envieux. Je ne suis pas fait pour la cour, trouvez bon que je m’en retourne dans mon trou. »
Notre rat dit et partit aussitôt, sans attendre la réponse.
Ami, imitons ce rat, il avait raison ; la médiocrité est le plus sûr moyen de vivre heureux : la cour et les grandeurs ont un éclat trompeur, les sages les dédaignent, les fous courent après.
Charles-Benjamin Poisson