Jean-François Collin d’Harleville
Un rat de ville ayant promis long-temps
D’aller dîner chez certain rat des champs,
Lui fit un jour cette faveur extrême.
Le campagnard, sobre, dur à lui-même,
Touchait à peine à ses provisions ;
Mais il savait, dans les occasions,
Se relâcher, et ne se faisant faute
De son avoir, pour bien traiter son hôte.
Cette fois donc, pois chiche, aveine, lard
Demi-rongé, raisins secs mis à part,
Tout fut servi : c’était jour de ripaille.
Pour lui, grugeant sur un monceau de paille
Quelques grains d’orge, il laisse au citadin
Les meilleurs plats ; mais l’autre, avec dédain,
D’un air distrait, semble goûter à peine.
Du bout des dents, non le lard ni l’aveine,
Mais un raisin, qu’encore il trouve amer.
Le repas fait : « Çà, de grâce, mon cher,
« Dit-il à l’autre, un si triste ermitage
« Sera-t-il donc ton éternel partage ?
« Ces bois ont-ils tant de charmes pour toi ?
« Eh ! laisse là ton désert, et suis-moi.
« Viens voir la ville et connaître les hommes.
« Puisqu’il est vrai que tous tant que nous sommes
« N’avons qu’un souille et qui meurt avec nous ;
« Puisque la mort, hélas ! nous frappe tous,
« Petits et grands, avant qu’elle nous frappe,
« Goûtons ce bien, qui sitôt nous échappe.
« Eh ! vis heureux, songeant au peu de jours
« Que tu dois vivre. » Ému par ce discours,
Le rat des champs rêve un peu, puis il saute
De sa cabane et part avec son hôte.
Ils vont gaîment, arrivent à minuit,
Et dans la ville entrent à petit bruit.
Besoin ne fut d’en faire l’escalade.
Le citadin conduit son camarade
Dans un palais, le place sur un lit
D’ivoire et d’or, que la pourpre embellit.
Là, des reliefs du repas de la veille
Sont entassés dans plus d’une corbeille.
Il court, apporte entremets, rôt, dessert,
Goûtant d’avance à chaque plat qu’il sert,
Comme ferait un valet peu novice.
Le campagnard savoure avec délice
Son nouveau sort ; et par plus d’un bon mot
Il commençait à payer son écot,
Quand un grand bruit vient troubler leur mystère.
La porte s’ouvre ; eux de sauter à terre,
Et de courir, d’aller sans savoir où,
Et de chercher, mais en vain, quelque trou…
Jugez alors si l’un et l’autre tremble !…
Quand chiens et chats, grondant, miaulant ensemble…
« Ah ! mon ami, dit le bon rat des champs,
« De tels repas sont pour moi peu touchans;
« Adieu. Mes bois sont un plus sûr asile :
« J’y vis de peu ; mais j’y mange tranquille. »
“Les deux Rats”
Jean-François Collin d’Harleville – 1755 – 1806