Notice sur Phèdre. – 1869 : 1 –2 –3 –4
Nicolas Perotti, avant d’arriver, en 1458, à l’archevêché de Manfredonia, et n’étant encore que secrétaire apostolique sous le pape Calixte III, avait fait pendant plusieurs années à Rome des leçons publiques sur Martial, en même temps que Calderino. Si l’on en croit la chronique de l’époque, les deux professeurs poussaient si loin la rivalité, que Martial lui-même en était souvent victime : quand l’un expliquait ou lisait un vers d’une façon, c’était un parti pris chez l’autre d’adopter un sens ou une leçon toute différente.
Quoi qu’il en soit, Perotti rédigea sur son auteur favori un commentaire intitulé : Cornu Copia, qui fut publié seulement neuf ans après sa mort,en 1489. Ainsi, quand l’édition princeps de Phèdre parut, on connaissait depuis cent sept ans le Cornu Copia de Perotti. Or, il y avait dans ce livre deux passages, qui, s’ils eussent été remarqués et rapprochés l’un de l’autre, à cette époque, auraient prévenu beaucoup d’incertitudes, et épargné au public nombre de dissertations, celle-ci comprise. A la deuxième épigramme du livre de Spectaculis, à propos de ce vers : Hic ubi miramur velocia munera Thermas, le pédant commentateur, passant de Velox à Volare, à Nare, à Nasus, et de Nasus à Deridere, ajoute : « Quod notari ex epigrammate potest, quod nos ex Phœdro lusimus, » comme on peut le voir dans une épigramme où j’ai imité Phèdre. » Et son épigramme, il la cite, sur-le-champ, tout an long ; c’est une pièce de vers iambiques , qui commence ainsi : Mercurium… La plupart des expressions de cette épigramme sont en effet empruntées à Phèdre ; la chose était évidente, et pourtant elle ne fut point remarquée. ……………………….. Sans parler de plusieurs autres détails qui trahissent encore ça et là l’imitation, « vagitus ciet, ri-deret validius, ut fieri solet ; » on lit dans Phèdre : Gemitus immanes ciens, ut fieri solet, et on y trouve cinq vers terminés par le mot validius. Ainsi le commentateur de Martial, ainsi Perotti, archevêque de Manfredonia, en 1458, avait eu déjà sous la main un manuscrit de Phèdre, cent quarante ans avant que celui de Pithou ne fût découvert; il déclare positivement qu’il s’était amusé, lusimus, à raconter certaines fables, certaines historiettes dam le genre de celles de Phèdre, en employant le même mètre, et autant que possible les mêmes expressions que Phèdre lui-même. Ce premier passage du Cornu Copia resta inaperçu ; on ne fit attention qu’au second, dont il me reste à parler. A l’épigramme 77 du premier livre, à propos de ces mots , Palladis arbos, l’arbre de Minerve, l’olivier, Perotti disait : ” Allusit ad fabulam quam nos ex Aviano in fabellas nostras adolescentes … transtulimus. » Martial fait allusion à une fable d’Avianus qu’autrefois j’ai arrangée en vers iambiques, et qui se trouve parmi mes fables.” Puis il citait une petite pièce de douze vers iambiques, commençant ainsi : Olim quas vellent esse io totela sua, etc. Or, cette pièce, on la retrouvait tout entière dans le classique nouveau-né, édition de Pithou, page 14, nouvelle preuve que le commentateur de Martial avait déjà lu, cité, et imité Phèdre, un siècle et demi auparavant ; seulement ici, par inadvertance, et trompé par sa mémoire, Perotti avait mis un nom pour un autre; ne pouvait-il pas confondre quelquefois les pièces qu’il avait composées à l’imitation de Phèdre, avec celles de Phèdre lui-même, et les sujets traités par Phèdre avec ceux qu’avait traités Avianus? Ainsi, je le répète, les deux passages du Cornu Capta devaient s’expliquer et se rectifier l’un par l’autre : on ne fit attention qu’au dernier ; de là vint tout le mal. Reprenons maintenant chronologiquement l’histoire de Phèdre à partir de 1596. Comment fut accueillie la publication de Pierre Pithou, par les lettrés du seizième et du dix-septième siècle? Très-bien , d’abord. Florent Chrétien, Christoph. Colerus, Posthius,et cent autres célébrèrent en vers latins une si précieuse découverte. On s’écria que ” le chœur des poëtes était augmenté ” : Auctus poetarum chorus. Il ne s’agissait plus que ” d’effacer avec la pierre ponce de la critique “, les souillures qui déparaient l’œuvre de Phèdre. ………………………… On rendit grâce aux deux frères, Pithœorum felix concordia fratrum. Riltershu-sius, en recevant le précieux in-12, le lut trois fois de suite, en regrettant que celui qui devait faire les délices des hommes eût été si longtemps abandonné aux plus vils insectes ………………………… Lorsqu’en 1572 Pierre Pithou avait signé le formulaire de Charles IX, le père Sirmond avait rendu un compte favorable de cette abjuration à Rome, devant la congrégation de l’inquisition; il avait obtenu qu’une édition de Paul Diacre, dans la préface de laquelle son ami avait mal parlé du culte des images, ne fût pas mise à l’index. Pierre Pithou, en cette circonstance, lui envoya un exemplaire de son Phèdre ; et tous les savants de Rome, comme on l’apprend par le père Vavasseur, ami de Sirmond, ne se refusèrent pas, après un moment d’hésitation peut-être, a reconnaître avec lui dans cet auteur le goût et le style du siècle d’Auguste. Casaubon partagea la surprise et l’admiration générale ; il répondit à Pithou : « Ex epistola tua primum de Phœdro cognovi ; nam plane mihi ante, id nomen incognitum… (C’est vous qui m’apprenez que Phèdre a existé, ce nom m’était tout à fait inconnu. ) Eh quoi, Casaubon, vous que Névelet appelle avec Gruter deux bibliothèques ambulantes, n’aviez-vous pas lu ce nom dans l’épigramme de Martial, et dans la préface d’Avianus, imprimée déjà depuis vingt-six ans, depuis 1570 ? ne connaissiez-vous pas le Cornu Copia de Nicolas Perotti, imprimé depuis 1489? On ne saurait pardonner a Casaubon d’avoir écrit qu’il n’avait jamais entendu parler de Phèdre , quand il eût dû se rappeler et le vers de Martial, et la préface d’Avianus, et le Cornu Copia; de n’avoir pas relevé cet aveu précieux de Perotti ” quod nos ex Phœdro lusimus “, de n’avoir pas comparé le modèle et l’imitation, comme je l’ai fait tout à l’heure. En citant la fable de Phèdre, Olim quas vellent, etc., Perotti s’en déclarait l’auteur, disant l’avoir mise en vers iambiques d’après Avianus; il se trompait manifestement, puisqu’aucune fable d’Avianus ne ressemblait à celle-ci; et au contraire, elle se trouvait dans Phèdre. Comment Martial eût-il pu faire allusion à une fable d’Avianus? On ne tint nul compte de cette erreur involontaire; on prit au mot l’archevêque, et il passa bon gré mal gré pour l’auteur du petit livre publié par Pierre Pithou. Cette opinion singulière fut soutenue pour la première fois en 1618 par Schryver ou Scrivenus, N’ayant pas le temps, disait-il, de réfuter sérieusement ceux qui prétendaient avoir découvert l’ouvrage du Phœdrus improbus nommé par Martial, et qui faisaient de ce Phèdre un affranchi d’Auguste, il se contenta d’indiquer la fable citée par Perotti, et dont Perotti, selon lui, était l’auteur, aussi bien que de toutes les autres ; il parut prendre en grande pitié Pithou et tous ceux qui s’étaient donné la peine de publier, d’annoter, de commenter, comme œuvre classique, les poésies de feu l’archevêque de Si-ponte. Scriverius n’avait pas lu le premier passage du Cornu Copia; il déclarait le style des fables indigne du siècle de la belle latinité ; ainsi son érudition, comme celle de Causaubon, était en défaut; mais son goût bien plus encore. En 1662, Vossius protesta aussi contre l’authenticité des fables de Phèdre : « Cet écrivain, dit-il, n’est pas du siècle d’Auguste. » Veut-on savoir ce que Vossius reprochait à Phèdre? Un vers iambique terminé par un mot dont la première syllabe est longue chez tous les bons auteurs : Cui senex contra latrans. La tache a disparu depuis, au moyen d’un changement bien simple : Cui latrans contra senex. Si Vossius eût connu le texte de Phèdre tel que le donnent les manuscrits, il eût vu que, dans nombre d’endroits, de pareilles transpositions sont non-seulement licites, comme celle-ci, mais impérieusement exigées pour satisfaire à la quantité ou à la mesure ; témoin, entre autres, le cinquième vers de la fable Asinus et Porcellus ; il y a dans le mamisent Pithou: Libenter tu tuum prorsus appeterem cibum. Pithou connaissait trop bien les règles de la prosodie pour laisser ici un trochée, dont le vers iambique a horreur, et ne pas corriger ainsi : Tuum libenter. Bien plus, dans deux ou trois passages l’ordre même des vers ayant été interverti, c’est l’ordre seul des idées qui aide et autorise à le rétablir. En 1727, une découverte inattendue sembla devoir dissiper tous les doutes qu’avaient pu jeter dans les esprits le second passage du Cornu Copia et l’interprétation de Scriverius. Philippe d’Orville, élève de Burmann, de Hoogstraten, de Gronovius, qui tous trois avaient donné des éditions de Phèdre, voyageant en Italie, trouva dans la bibliothèque Ambrosienne un manuscrit contenant divers opuscules copiés ou composés par Perotti, et précédés d’une préface dans laquelle l’archevêque dédiait ce recueil à son compatriote et ami T. Mannus Veltrius; il y répétait à l’égard de ses propres vers la même expression Lusimus dont il s’était servi dans le premier passage du Cornu Copia : Sunt inter versiculos aliqui quos olim adolescentes lusimus… La même distinction entre ses propres vers et ceux qu’il n’avait fait que transcrire était encore formellement exprimée dans un prologue adressé à son neveu Pyrrhus: Non hi sunt mei, quoe putas versiculi; Sed AEsopi sunt, Aviani et Phaedri… Quos collegi… Saepe versiculos interponens meos. Et en effet, on trouvait mêlées, dans ce recueil, trente-six des quarante-deux fables d’Avianus, trente-deux fables de Phèdre, et trente-deux de Perotti. D’Orville envoya sur-le-champ à Burmann une copie du manuscrit ; Burmann rendit compte de ce document curieux dans la préface d’un Phèdre qu’il publia la même année, 1727, et donna les variantes que présentaient pour le texte connu de Phèdre les trente-deux extraits de Perotti. L’archevêque de Manfredonia avait donc connu, possédé, copié, un siècle et demi avant Pithou, les fables de Phèdre; il s’était de plus exercé dans le même genre de compositions; on avait pu l’apprendre déjà par le Cornu Copia ; on l’apprenait ici de nouveau, et de Perotti lui-même, comme la première fois. Pourtant, par une fatalité singulière, alors comme en 1618, le fait qui devait être noté comme éclairant l’histoire de Phèdre, comme révélant l’existence en Italie de manuscrits encore inconnus, comme confirmant l’authenticité de ceux dont on avait eu jusque-là connaissance; ce fait, on l’invoqua, ou plutôt on le tortura, on le défigura, pour le faire servir à prouver tout le contraire. En 1746, J.-F. Christius, professeur à l’Université d’Iéna, publia une dissertation, où il soutenait que les fables de Phèdre, affranchi d’Auguste , lui paraissaient moins que jamais une œuvre du siècle d’Auguste ; que Perotti en était l’auteur ; qu’il s’était aidé à cet effet des collections en prose latine du moyen âge, rédigées par les Romulus ; et que par conséquent le manuscrit prétendu antique publié par Pithou ne devait pas être plus ancien que Perotti lui-même. Rien n’avait été plus aisé à Perotti, disait Christius, que de métamorphoser en vers iambiques la prose de Romulus; tout professeur un peu exercé pouvait en faire autant : et là-dessus, mettant d’abord en regard une fable de Phèdre, et la fable correspondante de Romulus, il citait ensuite d’autres fables de Romulus qui n’avaient pas ou qui n’avaient plus leur analogue dans Phèdre, et il refaisait du Phèdre à son tour, peut-être avec du Phèdre même. Tel avait été, disait-il, le procédé de Perotti. En 1747, Funccius répondit à Christius, et plaida la cause de Phèdre ; Christius répliqua la même année, persistant dans son opinion. En 1749, on rendait compte de cette polémique dans les Nova Acta eruditorum. On complimentait beaucoup Christius sur ses vers élégants et faciles ; on l’engageait à écrire des fables, on lui prédisait d’avance beaucoup de succès. Ces éloges, donnés alors de bonne foi, peuvent paraître aujourd’hui un assez piquant persiflage; du reste, l’auteur de l’article s’abstenait prudemment et modestement de prononcer entre les deux adversaires. Malgré la réponse de Funccius, Apologia pro Phedro, l’opinion de Scriverius et de Christius fit sensation en Allemagne. Depuis 1618 jusqu’en 1830, au milieu même des travaux persévérants dont Phèdre est l’objet, tandis que des gens dégoût et de savoir l’étudient et l’admirent, sans parier de ses éditeurs infatigables, d’autres, non moins doctes, mais plus soupçonneux, s’obstinent à ne vouloir pas l’admettre dans le sanctuaire, comme il l’avait prévu et prédit lui-même ; Fastidiosè… in cœtum recipior; ils retournent en tous sens cette latinité qui ne leur semble pas de bon aloi, et dont ils se défient, comme le vieux rat de la belette saupoudrée de farine. J’ai recueilli quelques-uns de ces témoignages contradictoires.
Dans une thèse soutenue au gymnase de Goettingue, le 5 avril 1754, le théologien Heumann expliquait ce passage de l’Évangile où le diable montre à Jésus-Christ, en un moment, tous les royaumes de la terre. Heumann soutenait que le verbe … en grec, dans saint Matthieu et saint Luc, comme le verbe monstrare dans les bons auteurs latins, signifiait une démonstration, une exposition oratoire, et non une apparition fantastique. Il citait cette fable de Phèdre, où le jeune veau explique au taureau comment il doit s’y prendre pour entrer dans l’étable : Manstrabat vitulus quo se pacte plecteret En 1777, dans cette même Université d’Iéna, où Christius avait contesté l’authenticité du fabuliste latin, un autre professeur d’Iéna l’acceptait sans ombrage. En faisant réimprimer à Leipsick les commentaires de W. Jones sur la poésie asiatique, Eichorn citait Phèdre dans sa préface, avec Horace, Virgile, Ovide ; il se servait du mètre de Phèdre pour traduire une petite fable sur la Modestie tirée du Jardin de Sadi. En 1800, Jacobs écrivait : ” A parler franchement , malgré tout ce qu’on a répondu et tout ce qu’on pourra répondre aux raisons de Christius, il ne semble pas que l’authenticité des fables soit entièrement prouvée. Ce qui me fait le plus soupçonner une fraude littéraire, c’est l’imitation manifeste de Térence, non-seulement dans les fables, mais aussi dans ces continuelles invectives contre des ennemis, des envieux, des persécuteurs ; du moins doit-on convenir que le style de Phèdre, au siècle de Tibère, a quelque chose d’étrange et d’inattendu.” En 1807, Hulsemann range le livre de Phèdre parmi ces ouvrages dans lesquels il y a bien, dit-il, un peu de matière antique, mais fort difficile à reconnaître sous les lambeaux modernes. Nous possédons à peine une fable du vrai Phèdre ; tout le reste est de la main de Perotti. ” Hulsemann, d’ailleurs, se console avec Avianus, dont il vante beaucoup l’élégance. En 1812, Eichsaedt écrivait : ” J’ai toujours pensé, à l’égard de Phèdre, qu’il fallait plutôt s’en tenir aux arguments victorieux et aux ingénieux raisonnements de Christius, qu’aux pauvretés (ra-tiunculas) de ses adversaires.” En 1843, Docen reprenant la thèse de Scriverius et de Christius, fit remarquer que plusieurs vers de Phèdre semblaient imités de Martial, et comme Perotti avait commenté Martial, il n’était pas étonnant , disait Docen, qu’on trouvât, dans les poésies de l’archevêque, de nombreuses réminiscences de son auteur favori.” Phèdre. — Aper fulmineis ad eum venit dentibus. Martial. — Fulmineo apumantis apri sum dente perempta. Phèdre. — Particulo, chartis nomen victurum meis. Martial. — Si victura meis mandantur nomina chartis. On doit savoir gré à Docen d’avoir indiqué ces rapprochements, car ils prouvent que Martial s’était involontairement approprié quelques expressions de l’improbus Paedrus. Du reste, Docen, avec bon sens et impartialité, ajoutait que la question serait une bonne fois tranchée, si l’on savait au juste à quoi s’en tenir sur les trois manuscrits, de Phèdre, celui de Pithou , celui de Reims, celui de Daniel ; si des juges compétents pouvaient prononcer en dernier ressort sur l’âge et la nature de ces manuscrits. Il regrettait que ces pièces importantes du procès fussent perdues. En 1829, quand deux de ces pièces importantes étaient déjà retrouvées; quand on savait que le manuscrit Pithou existait toujours dans la bibliothèque Rosambo; quand Gœttling venait d’écrire en Allemagne qu’il avait feuilleté au Vatican le manuscrit Danie , Jacobs écrivait encore : ” Si les manuscrits appartiennent réellement aux douzième et onzième siècles, on peut regarder la question comme désormais tranchée par des preuves tirées de la diplomatique, en ce qui regarde Perotti, mort en 1480. Toutefois, nous ne pouvons le dissimuler, les circonstances de la vie de ce poète, telles que ses fables nous les apprennent , le silence de Sénèque et de Quintilien, le ton du récit, les prologues, les digressions, élèvent encore dans notre esprit bien des doutes et des scrupules.” Tant cette opinion, qui faisait de Perotti l’auteur des fables de Phèdre, en dépit de Perotti lui-même, était enracinée en Allemagne; tant on a de peine, et de regrets même, à revenir d’une ancienne erreur ! Comment Phèdre, retrouve d’abord en 1596, le fut-il une seconde et dernière fois eu 1850? A quel heureux concours des hasards de la fortune et des recherches de l’érudition dut-il, en 1830 comme en 1596, les honneurs d’une solennelle réhabilitation? Je vais l’exposer sommairement. J’ai dit plus haut que le manuscrit Pithou, peu de temps après l’édition princeps, était resté enfoui dans les papiers de la famille jusqu’en 1780. A cette époque on le voit reparaître. Le père Brotier, dans la préface d’une édition de Phèdre, avertit qu’il a consulté, en 1780, un manuscrit de plus de 900 ans, venant de Pithou, et communiqué à lui, Brotier, par M. de Rosambo, premier président du parlement de Paris. En 1787, Mercier de Saint-Léger, dans l’Année littéraire (tome VIII), constate encore que le manuscrit Pithou, estimé, dit-il, à 800 ans d’antiquité, existe dans la bibliothèque du président. Vers ce même temps, Jean Félicissime Adry, de Viuceloltes, près Auxerre, membre de la congrégation des Oratoriens, et bibliothécaire de leur maison, rue Saint-Honoré, s’occupait avec ardeur de bibliographie et de manuscrits. M. de Rosambo avait promis de lui communiquer le Phèdre, comme il avait fait au père Brotier. La révolution survint. En 1800, l’oratorien, qui avait recommencé de nouveaux frais ses recherches violemment interrompues , disait tristement dans le Magasin En-cyclopédique ( tome II) : ” On a vu le manuscrit Pithou dans la bibliothèque de M. de Rosambo, lorsqu’on s’est emparé de ses biens ; mais quand ils ont été rendus à la famille, il ne s’est plus retrouvé. ” Vers 1801, malgré cette indication décourageante, Schwabe, qui avait donné, en 1779, sa première édition de Phèdre, qui depuis s’était constamment occupé de cet auteur, écrit a M. Millin, à Paris, par l’entremise de son collègue Bœttiger, pour demander si le manuscrit Pilhou, communiqué en 1780 à Brolier, existe encore, soit dans la bibliothèque Rosambo, soit dans toute autre. Tandis qu’il se livrait déja, dit-il, « à toutes les vagues joies du pressentiment, » il reçoit une nouvelle accablante : « Le manuscrit Pilhou est perdu ; on l’a cherché, on ne l’a point trouvé.” Schwabe écrit de nouveau a Paris, à M. Hase. Nouvelles recherches! même réponse. Sans doute alors le professeur de Weymar perdit toute espérance. Mais voici qu’en 1807, le père Adry retrouve enfin la trace du manuscrit Pithou (car c’est à ses recherches, et non a celles de Barbier, que cette découverte est due). En 1807, le père Adry fait réimprimer a Paris une nouvelle édition du Phèdre de Desbillon, et il l’enrichit de notes intéressantes; ou lisait celle-ci, page 34 : ” MM. Lepellelier ont hérité en partie des savants Pithou, dont ils étaient parents par une Leschassier; et le manuscrit, actuellement unique, de Phèdre est encore aujourd’hui dans leur bibliothèque. Ou m’avait trompé en m’assurant qu’il avait disparu il y a quelques années. ” Le croirait-on? cette note passa inaperçue. Schwabe n’en sut rient En 1826, vingt ans après, lors de la publication du Phèdre de la collection Lemaire, on lisait au bas de la page 34 du premier volume : « Le manuscrit Pithou existe encore aujourd’hui dans la bibliothèque de M. le vicomte de Rosambo, pair de France.» (Barbier.) La collection Lemaire était une publication européenne; le Phèdre de cette collection n’était autre que le Phèdre même de Schwabe, 1806, fidèlement réimprimé, avec de nouveaux documents bibliographiques, et quelques dissertations de M. Gail. Ce fut donc par l’édition Lemaire, par la note de Barbier, que Schwabe reçut l’heureuse nouvelle, quand il aurait pu et dû la connaître vingt ans plus tôt, par la note de l’oratorien de Vincelottes. Schwabe, en 1828, écrivit a M. Hase, pour savoir s’il ne serait pas possible d’obtenir que le précieux manuscrit fût enfin examiné, apprécié, décrit, publié ; pour toutes ces choses, il espérait beaucoup de la haute position de M. Hase dans le monde savant; de ses lumières; de la sûreté, de l’autorité de sa critique. Il y eut quelques lenteurs d’abord, quelques hésitations; le manuscrit était a la campagne; M. de Rosambo voulait consulter un de ses amis, etc.; l’Allemagne se plaignit avec amertume; elle avait douté assez longtemps pour être impa-tiente de savoir enfin la vérité. Le 30 octobre 1829, F. Jacobs disait dans l’Allegemeine Shulseitung “Les désirs de Schwabe n’ont point été satisfaits; ils ne le seront pas, jusqu’à ce que le manuscrit, ce précieux reste de l’antiquité, soit entre les mains d’un homme qui, non content de posséder un trésor littéraire, sache le faire valoir en l’utilisant.” Et il ajoutait ces vers d’Horace : Nullus argento color est avaria Abdito terris… Enfin, en septembre 1830, on lisait dans les Nou-velles archives Philologiques , une lettre triomphante de Schwabe : “Mes désirs, disait-il, qui n’avaient pu être immédiatement satisfaits, le sont enfin, à ma grande joie…. Je devais annoncer sans retard l’heureux succès de mes efforts et de mes sollicitations; combien je me félicite d’avoir assez vécu pour voir Phèdre sortir victorieux du Combat! .Sic tandem bona caussa triomphat. J’oublie de bon cœur, dans ma joie, toutes les amertumes, tous les déboires qu’il m’a fallu essuyer injustement a cause de Phèdre, etc. ” Qu’était-il donc arrivé entre ces deux époques? M. Hase, juste un an après les premières démarches, avait enfin obtenu communication du manuscrit Pithou; M. Jules Berger de Xivrey, aujourd’hui membre de l’lnstitut, l’avait copié en entier de sa main, comme avait fait Pithou; mais cette fois avec une scrupuleuse exactitude ; il avait noté au bas de Chaque fable les nouvelles leçons introduites dans le texte par Pithou, et quelques-unes des conjectures adoptées ou proposées plus tard ; il avait joint à cette copie un fac-similé du manuscrit, toutes les variantes du manuscrit de Reims, d’après don Vincent, et une préface intéressante; le tout avait été imprimé par A.-F. Didol, sur grand papier vélin, in-8°; Schwabe venait de recevoir un exemplaire de cette édition, qui pouvait à juste titre s’appeler aussi édition princips ; elle était la cause de sa joie, à laquelle s’associaient du reste, avec des droits inégaux, tous les partisans de Phèdre, tous les amis de la littérature latine. Ainsi toute la polémique dont l’affranchi d’Auguste avait été l’objet et la cause, toutes les discussions que son livre avait soulevées, se sont apaisées en 1830, quand on a secoué de nouveau la vieille poussière des vénérables manuscrits du Xe siècle;c ces combats ont fini comme ceux des abeilles de Virgile : Hi motus animorum atque hac certimina tania Pulveris exigui jactu compressa quiescunt. En fait de monuments poudreux, il en est un qui aurait dû jouer aussi le même rôle dans cette querelle , c’est le tombeau antique dont ont parlé Za-niosci, Gruttcr, et plus récemment Mannert, dans son opuscule intitulé : Res Trajani ad Danubium (page 78). Sur la pierre principale de ce tombeau, trouvé près Nissembuurg, en Transylvanie, ou lisait au-dessus de la tête de deux personnages inconnus : Nisi utile est quod facimus, stulta est gloria, vers tiré précisément de cette fable de Phèdre , Arbores in Deorum tutelà, que Perotti avait citée, dans son second passage, comme l’ayant autrefois composée lui-même d’après Avianus, sans se douter des erreurs qui devaient naître de la sienne.
Je ne crois pas que depuis 1830 aucun antiphédriste ait reparu, soit en Allemagne, soit ailleurs. Non-seulement Phèdre est admis et classé définitivement parmi les poètes de l’ancienne Rome, mais le voilà qui fait autorité parmi les jurisconsultes. M. C. G. Zumpt a lu en 1838, devant l’Académie royale de Berlin, un mémoire sur l’origine, la constitution et les attributions du tribunal des Centumuirs ; il cherche dans ce mémoire (page 48) à retrouver d’après les auteurs latins quelles étaient les diverses matières dont connaissait ce tribunal ; il les divise en six classes, dont la seconde est celle-ci : Droit d’interpréter les clauses des testaments, et il renvoie alors à ce passage de Phèdre, livre III, fable X : Accusatores postutarunt mutierem, Romamque periraxerunt ad centumvirus. La publication de M. Berger de Xivrey a donc eu un double résultat, un double avantage; duplex libelli dos est : d’abord elle a fait disparaître un véritable schisme, elle a terminé une longue et scandaleuse dissidence dans la république des lettres. La paléographie est devenue de nos jours presque une science exacte ; les écritures sont classées selon leur âges, avec autant de précision que tous les autres monuments de l’art humain ; la fraude ou l’erreur ne peuvent plus se présumer aussi légèrement qu’à des temps où cette arme de la critique était moins forte et moins tranchante. M. Hase, un des représentants les plus illustres de cette science, déclare que le manuscrit Pilhou ne peut pas être plus récent que le dixième siècle; il y reconnaît la minuscule arrondie dont on se servait alors. Or, ainsi que l’a fait remarquer M. Berger de Xivrey , « l’ignorance qui régnait au Xe siècle rend impossible la supposition qu’une personne de ces temps-là ait pu être l’auteur d’un ouvrage du style le plus élégant, attribué d’une manière très-plausible à un ancien…. Un ouvrage où l’on admire ce style, par cela même qu’il existait au Xe siècle , doit remonter aux temps classiques. » Le second avantage de cette deuxième édition princeps, c’est qu’en mettant sous nos yeux le texte de Phèdre, très-malade il est vrai, mais dans l’état même où l’avaient amené les hasards d’une transcription continuée pendant neuf ou dix siècles, elle a donné à la critique un point de départ, une base fixe pour comparer entre elles les diverses corrections des divers éditeurs, qui depuis 1596 avaient restauré Phèdre chacun suivant sa fantaisie , en s’aidant, mais beaucoup plus hardiment que Pithou , de cette divination dont parle Bothe dans une de ses préfaces, et dont il a usé, ou abusé plus que personne, à l’égard des Latins et des Grecs. Le manuscrit reparaissant ainsi avec toutes ses imperfections, mais conservant toutefois les seules traces authentiques de la teneur originelle, l’essaim des philologues, pareil à cette troupe nouvelle, plus âpre et plus cruelle, dont il est question dans la fable des Guêpes et du Sanglier, n’ayant plus rien à tirer de l’ancienne proie, torturée, déchiquetée de mille morsures, est venu s’abattre sur celle-ci avec ardeur. Une nouvelle ère a commencé en 1850 pour le texte de Phèdre. Parmi tous les travaux que l’édition de M. Berger de Xivrey a suscités, il faut placer en première ligne celui d’Orelli. Il a recommencé , dans ses notes, le Varietas lectionis déjà joint au texte par Schwabe en 1806, mais en profitant des nouvelles indications que donnaient les variantes, jusque-là peu ou mal connues, du manuscrit Daniel, publiées par M. Mai, en 1831 ; celles d’un second manuscrit de Perotti, d’une beauté parfaite, publié aussi par M. Mai, dans la même année; enfin le texte authentique du manuscrit Pithou, réimprimé, en 1850, avec ce que l’on connaît du manuscrit de Reims. La critique allemande s’est exercée à plusieurs reprises sur cette importante édition d’Orelli, qui a servi de modèle et de base à nombre d’autres, notamment à celle de Jordan, Leipsick, 1834, et à celle de Dressler, Baut-zen, 1838. MM. Bœhr , L. Ramshorm , G. Pinzger , A. Westermann , ont fait ressortir les mérites du travail d’Orelli. Ces trois derniers ont de plus apporté à cette occasion leur contingent de corrections, pour les passages douteux, difficiles, ou tout à fait incurables, ou Orelli avait cru devoir s’abstenir. Voulant donner la moins mauvaise traduction possible, d’après le meilleur texte connu, j’ai du m’éclairer de toutes ces lumières pour m’acquitter de ma double tâche. Je n’ai point traduit les fables de Perotti, et ne retracerai point les débats auxquels elles ont donné lieu. M. Mai les croit de Phèdre; mais il en sérait plus sûr, dit-il, s’il découvrait un manuscrit complet de Phèdre, où se trouveraient ces fables. Attendons comme M. Mai. Schwabe, à cet égard, était fort irrésolu ; enfin il se décida en faveur de Perotti, en ajoutant toutefois : ” Il m’est impossible, à mon âge de quatre-vingt-six ans, et avec une vue aussi affaiblie que la mienne, de me décider ici en parfaite connaissance de cause.” Ainsi la vieillesse seule, et les infirmités, empêchaient cet infatigable athlète de rentrer encore dans la carrière. Jacobs attribue ces trente-deux fables à un versificateur moderne, qui aura pris Phèdre pour modèle. Pourquoi chercher un autre auteur que Perotti, puisqu’il se nomme lui-même, et dans le Cornu-Copia et dansl’épître à T. Mannius, et dans le prologue adressé à son neveu Pyrrhus ? On ne trouvera pas non plus ici les trente-quatre fables mises en vers iambiques d’après la prose des Romulus, par Gudius et Burmann, et connues sous le litre d’appendix Burmanniana, peut-être y avait-il dans cette prose beaucoup du texte de Phèdre ; peut-être les vers même de Phèdre sont-ils souvent reproduits, à peu de chose près, dans ceux de Gudius et de Burmann. Mais enfin, dit Marcheselli, Gudius ne peut pas s’être en tout rencontré avec Phèdre, et ce qui ne sera point de Phèdre sera nécesairement de Gudius. N’accolez donc pas à l’œuvre de Phèdre l’œuvre de Gudius . Non tenete le Gudiane per vera appendice di Fedro, contra tutti latinisti di buon senso. C’est là, en effet, ce qu’il y a de plus sensé dans les quatre dissertations du jésuite italien. Maintenant, si nous portons les yeux hors des bancs et de la chaire, nous trouverons que Phèdre est un peu délaissé, après avoir donné matière à tant de travaux et de recherches; tout le monde le connaît, tout le monde se souvient de l’avoir expliqué; personne, pour ainsi dire, ne l’a lu. Condamné au triste sort que redoutait Horace pour lui-même, il vieillit dans nos écoles, enseignant aux enfants les éléments d’une langue qu’ils bégaient encore. Sans doute il a dû ce privilège à sa phrase courte, claire ,dégagée, d’une analyse facile ; mais il a d’autres mérites, et l’on apprécierait mieux, en y revenant plus lard, l’élégance du style, la netteté de l’expression, l’agrément du récit ; plusieurs digressions curieuses ou touchantes intéresseraient à l’homme lui-même. On est donc injuste envers Phèdre; mais n’en est-il pas ainsi de tout ce qui supporte les premiers et longs dégoûts de nos études? On apprend la construction dans les fables, comme on apprend le mécanisme de l’hexamètre dans les Églogues , dans la première surtout. Or, combien d’années se passent, avant qu’on puisse écouter, dans les scander, les paroles de Tityre et saisir ce paysage, que les ombres du soir vont voiler tout à l’heure; avant que les Èglogues deviennent votre lecture favorite, pour y chercher avec amour, non pas l’Italie emphatique de Turnus et d’Énee, mais celle qui était plus près de Virgile et de nous-mêmes, celle qu’il avait observée à loisir dès son enfance, prêtant l’oreille soit aux chants de l’émondeur, soit aux lointains sifflements de l’Auster; contemplant, aux heures de calme , la surface immobile du Benacus, ou suivant de l’œil ces pâtres, ces bouviers au pas tardif, qui reviennent tout hu-mides de la glandée, et qu’il groupera plus tard autour de Gallus. Phèdre, tout fabuliste qu’il est, a beaucoup vécu avec les hommes ; il les a compris et jugés avec cette indépendance de raison que le malheur développe ou assure ; il nous en a parlé dans ce style plutôt limpide que coloré, plutôt ingénieux que poétique, si bien fait pour être conté par des intelligences françaises, dont il flatte les instincts; style d’Horace dans ses Épîtres et ses Satyres, ou de Térence, dans ses comédies. Lui aussi a su jeter la pensée familière et quotidienne dans le moule qui l’ennoblit, la dessine et l’immortalise; s’exprimer comme tout le monde, mais mieux que tout le monde. Tel est le grand art ou l’heureux don de ces esprits d’élite, supérieurs par leur natuturel même, et d’autant plus inimitables, qu’ils laissent voir moins de prétentions et d’efforts. Venu un peu tard, et trouvant, dans toutes les carrières, des génies de perfection diverse, Phèdre a suffisamment réussi dans un genre secondaire; il n’a frappé que des médailles de petit module, mais fines et achevées. Plusieurs de ses fables sont des chefs-d’œuvre. Dans toutes il est vif, précis, rapide. Son épithète, trop souvent abstraite, est toujours si bien choisie qu’elle donne parfois, chose singulière, une sorte de vérité pittoresque à la scène et aux personnages ; ainsi dans le Cerf et les Bœufs, ne suffit-il pas de ces seuls mots, Bobus quietis,etc, pour vous montrer un intérieur d’étable, comme aurait pu le faire Berghemou Paul Potter? Ses prologues, ses épilogues et la critique des Ardélions ,l’Apostrophe à l’Avare, l’imitation des premiers vers de la Médée d’Euripide, plusieurs anecdotes admirablement racontées, témoignent de la souplesse de son talent. Peu de jours se passent sans qu’on ait occasion de se rappeler quelqu’une de ses sentences ; enfin, et c’est tout dire, l’excellence de son ouvrage a été proclamée par L. Fontaine. FIN
- Les fables de Phedre par Jules Fleutelot