Notice sur Phèdre. – 1869 : 1 –2 –3 –4
Ne pourrait-on pas du moins découvrir vers quel temps s’est accomplie cette métamorphose? A cause du manuscrit trouvé à Dijon, Docen suppose que Romulus est peut-être un rhéteur ou un grammairien de ce nom, qui aurait vécu dans le midi de la Gaule, peu de temps après Ausone.
Dijon, dans des siècles de barbarie et d’ignorance, a pu être un de ces asiles où furent conservées les lettres antiques, sans qu’on puisse tirer de ce fait une conséquence aussi particulière. Le cloître de St-Bénigne possédait, sous le roi Robert, des copies de Priscien et d’Horace, qui n’ont vécu dans ces contrées ni l’un ni l’autre. A défaut de documents certains, il faut se contenter de fixer à ces conjectures, sur rage où vécut Romulus, une sorte de limite inférieure.
D’abord, Vincent de Beauvais, lecteur de saint Louis, et précepteur de ses enfants, a rapporté textuellement dans son Miroir historial, et dans le Doctrinal, vingt-neuf fables tirées d’un manuscrit qui, pour les leçons, se rapporte à l’édition d’Ulm. Vincent nous apprend qu’on citait souvent des fables à celle époque dans les sermons, pour dissiper un peu l’ennui des auditeurs, et à cause des moralités édifiantes dont elles sont accompagnées. Mais essayons de remonter un peu plus haut.
Le 2° volume des Œuvres de Marie de France contient 104 fables, qu’elle traduisit de l’anglais en français pour un certain comte Willaume, le même qui est désigné dans le poème du Renard couronné comme marquis de Namur et comte de Flandres. Les dix-huit premières fables de Marie correspondent, pour l’ordre et les détails du récit, au premier livre des Romulus d’Ulm et de Dijon; les fables 26, 27, 28, 29, aux fables 1, 2, 3, 4, du deuxième livre. Donc la collection latine d’après laquelle fut faite la version anglaise dont se servait Marie, avait beaucoup d’analogie avec les collections latines que nous possédons, et l’on peut prendre en considération l’époque où fut rédigée cette version anglaise, pour assigner, comme je disais tout à l’heure, une limite inférieure aux conjectures sur l’époque même du travail de Romulus.
Marie parle du livre d’Ésope comme ayant été d’abord traduit du grec en latin. Un roi d’Angleterre, Henri, qui aimait beaucoup les fables, traduisit le latin en angleiz, et moi, dit-elle, « je l’ai rimé en franceiz. » Le livre latin, c’est Romulus; le roi d’Angleterre, c’est sans doute Henri Ier., surnommé Beau-Clerc, né et nourri en Angleterre, et qui régna de 1100 à 1155. Mais, pour deux manuscrits des œuvres de Marie qui nomment ce roi Henri, on en cite nombre d’autres qui le nomment Alurez, Alvrez, Affrus, Auvrèz, Auvert; notamment le manuscrit 978 de la bibliothèque Harléienne, le seul où l’on ait trouvé tout l’ouvrage de Marie complet. Alurez, c’est Alfred-le-Grand, qui régna de 874 à 901. Diverses objections ont été faites. Comment, dit M. Delarue, aurait-on pu traduire dès le IX° siècle le texte grec d’Ésope en latin, puisque encore au XII° aucun des professeurs de Paris n’entendait le grec? — Nous avons vu que Romulus n’avait eu nul besoin d’entendre le grec, et que son ouvrage n’était point une traduction d’Ésope. — Comment, dit M. de Roquefort, Marie, qui avait appris la langue anglaise du XIII° siècle, eût-elle été en état de comprendre et d’expliquer l’anglo-saxon du IX° ?—Mais ne sait-on pas qu’en France, comme en Angleterre, les manuscrits suivaient le progrès insensible de la langue, et qu’à chaque copie le style était rajeuni, l’orthographe amendée, et l’expression modernisée? Il est probable que plus d’un ouvrage anglo-saxon, à l’époque de Marie, avait été mis à la portée des lecteurs, a la faveur de ces réparations successives. On sait avec quel zèle Alfred recommandait les traductions de latin en anglo-saxon, et comme il prêchait lui-même d’exemple. Il avait donné a aux oreilles des Anglais ” un nombre infini d’ouvrages latins, parmi lesquels on cite le livre d’Orose, de Cladibus et Miseriis mundi le Gesta Anglorum du vénérable Bède; la Consolation de Boèce, où il avait mis tant de verve et d’éloquence, qu’il arracha des larmes à ses auditeurs; une partie des Dialogues de saint Grégoire, et son Pastoral. Dans le préambule de ce dernier opuscule, il nous apprend quelle était sa manière de travailler; d’abord il s’assurait du sens de l’auteur latin, avec les prêtres instruits qu’il avait appelés de tous côtés autour de lui ; Jean Scot, l’Irlandais ; Asser, de Menovia; Plegmund, de Chester; Grim-bald, bénédictin de Saint-Omer,etc.; puis il traduisait en anglais mot pour mot, et idée pour idée ; puis il envoyait une copie de sa traduction à tous les évêques. « Quand je montai sur le trône, dit-il, bien peu de gens ici entendaient le latin; grâce à Dieu, maintenant il y a plus d’un professeur qui l’enseigne. » Il avait ouvert, en effet, une multitude d’écoles, et fondé l’université d’Oxford. Enfin M. Delarue lui-même cite ce passage de Spelman, où il est dit qu’Alfred avait engagé les gens de lettres de son temps à instruire le peuple par des apologues et des chansons. Lessing se prononce pour Alfred, dans les notes qu’il avait rassemblées pour une histoire de la fable ésopique; il ne met pas en doute, comme Tyrwhitt, que la version anglo-saxonne ait jamais existé, bien que depuis elle ne se soit pas retrouvée. Mais voici un ouvrage en distiques latins, composé d’après et après la prose de Romulus, par un archevêque de Tours, Hildebert, né en 1057. Ainsi donc, en tout état de cause, le travail de Romulus sur Phèdre ne peut être d’une époque plus récente que le commencement du XI°. siècle, et peut-ètre existait-il dès le commencement du IX°. On voit combien nous sommes loin de 1480 et de l’archevêque Perotti. Un examen rapide de cette seconde transformation prouvera que Hildebert avait sous les yeux, non plus Phèdre, comme Romulus, mais seulement Romulus lui-même. Nous ne possédons que soixante fables de Hildebert; elles correspondent exactement, pour l’ordre et les sujets, aux trois premiers livres des Romulus d’Ulm et de Dijon ; on ne sait s’il avait mis aussi en vers le quatrième.
Il est impossible, en ayant à la fois Phèdre, Romulus et Hildebert sous les yeux, de ne pas suivre, de ne pas toucher au doigt la filiation des textes, au moyen de certains traits communs à Phèdre et à Romulus , combinés dans ce dernier avec d’autres qui ne sont plus communs qu’à Romulus et à Hildebert. Prenons la fable Cervus et Boves :
Phèdre: Haec significat fabula
Dominum videre plurimum in rebus suis.
Roumus d’Ulm: Hœc fabula docet, quemlibet
…
Hildebert: Exulis est non esse suum ; vigilare, potentis ; Stertcre, servorum, velle juvare, pli.
Autre exemple des trois textes comparés, dans la fable Musca et Mula :
Phèdre: Verbis non moveor tuis ;
…
Romulus : Verba tua non pavesco, sed hujus, qui prima sella sedet, qui frenis ora temperat.
Hildebert: Nec tua facta nocent, Nec tua verba mihi.
…
Si Romulus avait supplanté Phèdre, Hildebert fut pour le poète latin un rival bien plus dangereux encore. Ces fables en distiques eurent un tel succès qu’elles empêchèrent pour longtemps de penser à Phèdre, et firent même oublier quelque peu Romulus. Hildebert, parvenu des fonctions d’écolâtre à celles d’archevêque, renommé pour son savoir autant que pour ses vertus et sa fermeté, est proclamé par Orderic Vital ” versificateur incomparable.” Tout ce qui sortait de sa plume était plus précieux pour ses contemporains que « l’or et les topazes. » Les cardinaux romains qui venaient alors fréquemment visiter cette partie de la France, où ils trouvaient, dit Orderic, des esprits doux et dociles, remportaient avec eux les poésies de Hildebert, et elles étaient admirées, dans les écoles de Rome, par les maîtres et les élèves. On savait surtout gré à l’archevêque d’avoir fui la rime, c’est-à-dire les vers Léonins, dont on abusait à cette époque. Quant aux antithèses, et aux jeux de mots multipliés qui composent, pour ainsi dire, le style même de Hildebert, c’est sans doute par là qu’il fut si avidement et si universellement goûté. En le comptant, sous le nom d’Ésope, parmi les auteurs étudiés dans les écoles au XIIIe siècle, Éberhard de Béthune dit « que son vers ne sommeille point, »
AEsopus metrum non sopit…
Fauchet le déclare « un poète passable, ” Au siècle suivant, vers 1333, les fables de Hidelbert sont traduites en vers français, en l’honneur de madame Jehanne de Bourgogne, épouse du roi Philippe VI. C’est Ysopet Ier. de M. Robert.
Ce livret que cy vous recite
Plaisi à oïr et si proufite, etc.
Ces fables françaises, tout éloignées et diverses qu’elles semblent devoir être de Phèdre, ne sont pas sans intérêt à étudier, tant pour elles-mêmes que pour y poursuivre encore le Vim carminis de notre auteur.
Qu’un cherche par exemple, dans le poète français, la fable, Ranœ regem petentes : Des gens de la cité d’Athènes,
Qui prince et roy voudrait avoir,
Et ce, perdirent leur franchise,
Leur volonté eu autrui mise.
On voit ici le œquis legibus de Phèdre, retrouvé instinctivement par l’homme de la commune, quoiqu’il n’y en ait pas trace dans la prose de Romulus, ni dans les distiques de Hildebert.
Vers la fin du XIVe siècle, Boner écrit cent fables en vers allemands (hundert Peispil); il traduit, moins neuf, toutes celles de l’archevêque, comme on le voit par le tableau qu’en a dressé Lessing . Boner a été imprimé pour la première fois à Bamberg, 1461, et dans ces premiers temps de l’imprimerie, le choix des éditeurs devait tomber sans doute sur les ouvrages les plus populaires.
Accio Zucco traduit en italien les fables de Hildebert, dans la deuxième moitié du XVe siècle; ses Sonnets, en dialecte véronais, imprimés pour la première fois à Vérone, 1479, méritent d’être lus. Un livre anglais, imprimée Londres, en 1505, content les fables de Hildebert, traduites ” avec peu de changements ” et imprimées, par Wynkyn de Worde. Dans la traduction espagnole du Romulus d’Ulm (Burgos 4496), après le prologue en prose de Romulus, je trouve encore le prologue de l’arche-vêqne ; ainsi, le versificateur incomparable avait passé la Manche aussi bien que le Rhin, les Pyrénées aussi bien que les Alpes.
Je dois mentionner encore l’anglais Neckam, professeur à Paris vers 1180, et qui outre son Novus Avianus, aujourd’hui perdu, avait écrit aussi en distiques latins, sous le titre de Novus AEsopus, quarante fables, empruntées à la collection de Romulus. On n’en possède plus que six. Elles pourraient, sous le rapport du style, donner lieu aux mêmes observations que celles de Hildebert. Elles ont été aussi, comme les siennes, traduites en vers français par deux poètes anonymes ; ces traductions ont survécu tout entières, tandis que l’original a péri en grande partie ; l’une a été imprimée pour la première fois dans l’ouvrage de M. Robert, sous le nom d’Ysopet II; l’autre a été publiée à Chartres en 1854 . Ce n’est pas un des monuments les moins curieux du goût de nos aïeux pour ces sortes de récits, et de l’esprit, de la naïveté, des grâces de style, qu’on tronve déjà chez ces précurseurs de La Fontaine.
Je me laisserais entraîner trop loin si j’insistais davantage sur les traductions et imitations diverses, tant de Hildebert que de Romulus ; je répète ce que j’ai dit dans les premières pages : jusqu’au moment où les textes grecs se répandirent, jusqu’au moment on Phèdre fut retrouvé, Romulus et Hildebert défrayèrent l’Europe presque à eux seuls, dans cette branche des produits littéraires ; or Romulus provient de Phèdre ; Hildebert provient de Romulus : c’est donc à Phèdre qu’ils ont dérobé en partie ce succès, cette renommée; c’est à lui qu’il faut aujourd’hui en restituer le mérite et l’honneur.
Il me reste à parier des manuscrits de Phèdre , preuve dernière et décisive sur laquelle reposent aujourd’hui, désormais inébranlables, non-seulement la renommée, mais la personnalité même du poète latin. Voyons comment ses fables, transmises depuis le siècle de Tibère par une succession de copies, et conservées là plus intégralement que dans les rapsodies des Romulus, reparurent enfin en 1596 sous leur véritable forme, au sortir d’une longue nuit, qui avait bien failli être éternelle.
Vers la fin du quinzième siècle, florissait à Troyes la famille des Pithou. Dans cette famille, originaire de Vire, marchait de front, de père en fils, l’étude des lois et de la procédure, avec le culte des lettres grecques et latines. La devise de la maison était un docte calembour. Noble homme et sage maître, Pierre Pithou ( pour ne pas remonter plus haut), né en 1406, à Ervy; en son vivant licencié ès lois, advocat es bailliage et siège présidial de Troyes, ne se contentait pas d’être à cette époque, en fait de jurisprudence, l’oracle du monde, et de la Champagne en particulier ; il cherchait et rassemblait avec dévotion tous les débris de l’antiquité. On lui doit la conservation d’un manuscrit du Pervigilium veneris, imprimé pour la première fois en 1577 ; l’ouvrage de Salvien , de Providentia; et quarante-deux constitutions des empereurs Théodose, Valentinien, Majorien, Anthémius. C’était à la faveur du grec et du latin, qu’un prêtre flamand, nommé Stilcler, s’était introduit, vers 1539, dans cette famille, et l’avait entraînée au calvinisme; fatal changement, qui suscita depuis tant de traverses et de périls aux quatre fils de Pierre Pithou. Les deux premiers s’expatrièrent et moururent à l’étranger; le troisième, Pierre Pithou, dans la nuit de la Saint-Barthélémy, logé chez un calviniste dont la femme était catholique, eut à peine le temps de sortir en chemise d’une chambre qu’on allait forcer, et de gagner par les toits une maison voisine, d’où il passa chez son ami Loysel. Lui et François ne purent continuer en sécurité, qu’après leur abjuration, leurs études favorites et leurs fonctions d’avocat François passait six mois de l’année à Troyes, et y avait toujours en sa bibliothèque. Pierre n’y venait qu’aux vacances, pour vaquer à ses fonctions de bailli du comté de Tonnerre. Il y avait entre les deux frères un échange assidu de bons offices, surtout à l’endroit des objets communs de leurs travaux et de leurs veilles. En 1587, François avait communiqué à Pierre un commentaire et des notes sur Pétrone; on lui renvoya le tout imprimé. François avait fait imprimer en 1576 un manuscrit que Pierre lui avait donné, contenant une traduction latine des Novelles grecques de Justinien, par Julianus Antecessor. En 1505, Piètre Pithou étant venu à Troyes aux vacances, selon la coutume, François lui donna un manuscrit des fables de Phèdre, le premier dont on eût encore entendu parler ; Pierre le fit imprimer l’année suivante, et le dédia à son frère, comme pour acquitter une dette qu’il rappelait ainsi :
“Reddo tibi, frater, pro novellis constitutionibus imperatoris, veteres fabellas imperatorii liberti…
Tibi vitam debets quam exemplaris a te reperti beneficio restituere conatus sum. ”
Ce mot reperti, est tout ce que l’on sait sur l’origine du manuscrit. François, à l’époque des premiers édits de religion, avait voyagé par toute l’Europe et visité les collections des plus précieuses d’Allemagne, d’Italie, d’Angleterre ; mais, comme on le verra plus bas, ce manuscrit, selon toute probabilité, avait été copié et conservé dans un couvent de France. Il fourmillait de fautes de toute espèce, contre la langue et l’orthographe latines , contre la mesure et la quantité. Quelques gloses absurdes s’étaient même glissées dans le texte, où les vers n’étaient point séparés. Pierre Pithou le copia de sa main, le corrigea, l’améliora beaucoup, tout en le transcrivant, par une multitude de changements, les uns arbitraires, les autres nécessaire; ce fut d’après cette copie que fut faite l’édition princeps. Le manuscrit, à cette première époque, ne fut consulté que par Rigault, Passerat et Bongars, qui en notèrent les leçons sur leurs propres exemplaires , conservés aujourd’hui, les deux premiers à Paris, et le troisième à Berne ; puis il resta enfoui et inconnu jusqu’en 1780, inédit jusqu’en 1830.
En 1608 le père Sirmond , revenant d’Italie , trouva chez les bénédictins de Saint-Remy , à Reims, un second manuscrit de Phèdre; il fut communiqué à Rigault et à Gudius, qui en firent connaître quelques variantes; don Vincent, bibliothécaire de l’abbaye de Saint-Remy, les transcrivit toutes, sauf celles des deux premières pages, sur un exemplaire de Phèdre. Un incendie ayant dévoré en 1774 la bibliothèque de Saint-Remy, on put croire que le manuscrit avait été aussi la proie des flammes; la bibliothèque royale rechercha et acquit le précieux volume dépositaire des notes de don Vincent; en 1830, elles ont été imprimées en entier dans l’édition que M. Berger de Xivrey a donnée du Codex Pithœanus, . Les deux manuscrits se trouvant ainsi reproduits, et rapprochés l’un de l’autre, dans un même volume, après un examen attentif, on est beaucoup plus frappé de leurs ressemblances que de leurs différences. Par exemple, dans l’un et l’autre, manquent le dernier vers de la fable de Dèméitrius, et le premier de la fable des Deux Voleurs ; dans l’un et l’autre manque le dernier mot des vers 3 et 4 de la pièce adressée à Particulon. De plus, on possède deux fac-similé de ce manuscrit, l’un inséré en 1740 dans le Spectacle de la Nature, par Pluche, qui le devait à don Levacher, bibliothécaire de l’abbaye; l’autre envoyé par don Vincent à M. de Foncemagne, qui le fixa dans un exemplaire de Phèdre aujourd’hui entre les mains de M. Berger de Xivrey. On a jugé d’après cet deux fac-similé, d’après le dernier surtout, que le manuscrit de Reims était tout à fait du même âge que celui du manuscrit Pithou ; il est donc probable qu’ils ont été copiés jadis tous deux vers le même temps, et conservés pendant des siècles, sinon dans le même dépôt, du moins dans la même contrée. Depuis 1837, on sait par une note de M. de Foncemagne , publiée par M. Berger de Xivrey, que le manuscrit de Reims avait passé, longtemps avant l’incendie de 1774, de la bibliothèque de Reims dans la bibliothèque royale, où il ne s’agit plus que de le retrouver.
Enfin il est un troisième manuscrit ou fragment de manuscrit dont il faut aussi tenir compte. En 1562, les calvinistes ayant pillé la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Benoit-sur-Loire, petit bourg à huit lieues d’Orléans, dont l’église souterraine possède le tombeau du roi Philippe Ier, Pierre Daniel, avocat d’Orléans, et bailli de l’abbaye, sauva de la destruction ou racheta plus tard plusieurs livres et manuscrits précieux, et celui-là entre autres. A la mort de Daniel, Paul Petau acheta ce fragment; la reine Christine le fit acheter à la vente de Paul Petau, et de là il passa dans la bibliothèque du Vatican . On ne savait ce qu’il était devenu lors de l’invasion des armées françaises ; c’est en 1834 seulement que M. Angelo Mai révéla de nouveau, d’une manière positive, l’existence et le contenu même de ce manuscrit , sur lequel on n’avait en encore que des indications fautives et incomplètes. On y lit d’abord un Traité sur la Musique, de maître Gui, le célèbre inventeur de la gamme, qu’on croyait jusqu’ici natif d’Arezzo, et qui est appelé ici, par deux fois, Guido Augensis. La ville d’Eu ne songeait guère à recouvrer, à propos de Phèdre, ce titre de gloire. Viennent ensuite huit fables du livre Ier. On a la preuve que le manuscrit de Daniel fut emporté du Vatican à Paris ; la bibliothèque Nationale l’a marqué en deux endroits de son estampille rouge. Sur une page blanche, les moines de Fleury avaient écrit autrefois une menace terrible: « Hic est liber S. Benedicti Floriacensis ; quem si quis furatus fuerit, anathema sit. »
Telle est l’histoire des trois manuscrits de Phèdre découverts en France par Daniel, Pierre Pithou, et le père Sirmond. Il n’était pas inutile de montrer comment le même hasard qui les avait mis en lumière, les cacha peu après, et les replongea de nouveau, pendant longues années, dans leur obscurité première. Ainsi, jusqu’à ces derniers temps, où ils ont enfin reparu, où les caractères extérieurs de leur authenticité ont été reconnus et expressément constatés par d’irrécusables témoignages, l’Allemagne avait pu douter ; elle avait eu le droit de supposer ces manuscrits ou beaucoup moins anciens qu’on ne le disait, ou entièrement controuvés. Mais à des défiances légitimes, à des suppositions autorisées , l’Allemagne eut le tort d’ajouter une hypothèse ; elle prétendit que les fables de Phèdre étaient l’ouvrage d’un prélat italien, mort en 1480; et cela, faute d’avoir bien regardé à ce qu’avait dit de Phèdre le prélat lui-même. Je vais expliquer en deux mots l’origine de cette erreur, et l’on aura peine à comprendre qu’elle ait pris naissance, qu’elle se soit longtemps soutenue, dans un pays où les textes de toute espèce sont si complètement et si attentivement étudiés.
- Phèdre par Jules Fleutelot