Polichinelle, à toi, nous voilà revenus.
J’y reviens volontiers, c’est un ami d’enfance ;
Garçon d’esprit d’ailleurs, dans son extravagance,
Fertile en mots profonds des badauds retenus ;
Garçon d’humeur toujours égale,
Non pas comme un quidam, que nous avons connu,
Du matin jusqu’au soir, plus mauvais que la gale ;
Mais toujours avenant, mais partout bien venu,
Trinquant avec qui le régale,
Et point fier, quoique parvenu.
Rien n’est indifférent dans un homme aussi rare.
Sachez donc, mes amis, quelle ingénuité
En son accoutrement, qui vous parait bizarre,
Lui fait joindre, aux galons, dont le riche se pare,
Les sabots de la pauvreté.
La fortune, en tout temps, ne lui fut pas prospère.
Il eut un bûcheron pour père ;
Bonhomme, en qui l’amour paternel décroissait
Juste dans la mesure où son fils grandissait ?
Et qui disait par fois : je crois, Dieu me pardonne,
Que j’aimais mieux l’enfant, quand il était petit.
Dieu fait bien ce qu’il fait ; mais d’où vient qu’il me donne
Un fils de si bon appétit ?
Il est vrai que ce fils, encore à la lisière,
Si j’en crois un voisin, qui l’a vu de ses yeux,
Coûtait plus à lui seul, que sa famille entière,
Ne faisait rien qui vaille, et n’en mangeait que mieux.
Sur la nature enfin, l’avarice l’emporte ;
L’indigent est cruel comme l’ambitieux.
Lassé d’une charge aussi forte,
Le bon père, un beau jour, met son fils à la porte.
Voilà Polichinelle à la grâce de Dieu ;
Ce qui, dans le siècle où nous sommes,
Veut dire abandonné des hommes,
Et n’ayant pain, ni feu, ni lieu.
Il ne lui reste rien au monde,
Que deux chemises sans jabots,
Une panse un peu large, une échine un peu ronde,
Un vieil habit et des sabots.
Au surplus, ne sachant rien faire,
Sinon boire et manger, talent assez commun ;
Il apprit vingt métiers, mais il n’en sait pas un :
Comment sortira-t-il d’affaire ?
Il y pense, en pleurant. Cet heureux don des pleurs,
Qui dans le cœur d’autrui fait passer nos douleurs,
Bien qu’au cerf rarement l’épreuve en soit utile,
A servi quelquefois l’homme et le crocodile.
Il sauva Sinon dans Virgile ;
Il sauva notre ami : non pas qu’en larmoyant,
Il ait produit l’effet que je viens de décrire,
Au contraire ; on pleurait peut-être en le voyant,
Mais c’était à force de rire.
Cet effet singulier lui tint lieu de talent,
Près du sieur Brioché, si fameux dans l’histoire.
Voilà, dit ce grand homme, un paillasse excellent
Pour mon théâtre de la foire.
En place de mon grimacier,
Dont le public parait ne plus se soucier,
Si j’engageais ce bon apôtre ?
Polichinelle accepte ; il faut gagner son pain.
Hélas ! Il serait mort de faim,
S’il avait pleuré comme un autre.
Il débute ; en dehors, d’abord il se montra ;
Et puis en dedans il entra.
Or, vous savez, messieurs et dames,
Dans son métier, s’il prospéra,
S’il fut charmant dans l’opéra,
S’il fut excellent dans les drames.
Auprès de Melpomène il perdit son procès ;
Mais il fit sa fortune en faisant la culbute,
Que d’acteurs, contre sa chute,
Voudraient changer leurs succès !
Dans son heureux caractère
Rentré pour n’en plus sortir,
Grâce à l’argent des sots qu’il a su divertir,
Il est capitaliste, il est propriétaire.
C’est presque un seigneur vraiment !
Au reste, employant gaîment
Le bien que gaiement il gagne,
Il a maison de ville, et maison de campagne,
Bêtes, gens, et, ce point ne doit pas être omis,
Bonne table pour ses amis.
Aussi, comme il en a ! Bravant mode et coutume,
Chacun sait qu’à sa guise il s’est fait un costume,
Ou, sans être obligé de se déboutonner,
Il boit, enrage et rit tout-à-l’aise.
Cet habit vaut le nôtre, il l’a fait galonner ;
En jabot de dentelle il a changé sa fraise.
Mais quand tout devrait l’inviter
A quitter les sabots, il veut, ne vous déplaise,
Il veut ne les jamais quitter.
La raison qu’il en donne au reste est fort honnête.
Souvent les parvenus se sont trop oubliés ;
Quand l’orgueil me porte à la tête ;
Dit-il, je regarde à mes pieds…
Ils me rappellent tout ; mes parents, leur misère ;
La détresse où j’étais quand Brioché me prit.
— Polichinelle, en tout le sort te soit prospère !
C’est le fait d’un bon cœur, comme d’un bon esprit,
De ne point rougir de son père.
“Les Sabots de Polichinelle”