L’industrie et les arts ont fait tant de conquêtes,
Qu’à l’égal des humains traitant tes animaux,
On a des médecins de chiens et de chevaux,
Et qu’enfin pour toutes les bêtes
On a créé des hôpitaux.
Dans un de ces réduits, non loin de la barrière,
Trois chevaux attaqués de trois maux différents
Étaient confiés aux talents
D’un Galien vétérinaire.
A qui mange du même foin
On ressent bientôt le besoin
De conter sa propre infortune :
La communauté du malheur
Amène une pitié commune,
Et toute plainte a sa douceur.
Un jour, las de brouter, d’errer sur la prairie,
A l’ombre d’un ormeau, dont ils s’étaient frottés,
Nos trois malades arrêtés
Se contèrent ainsi les travaux de leur vie.
« Je fus, dit le premier, un artiste fameux.
Admis chez Franconi dès l’âge le plus tendre,
J’ai fait tous les sauts périlleux.
Tous les tours, en un mot, qu’il a voulu m’apprendre.
À travers les pétards, les flammes, les guerriers.
Je faisais admirer mon courage héroïque :
Je dansais avec grâce, et sentais la musique.
On me nommait le phénix des coursiers.
Le Vestrîs du Cirque-Olympique.
Dans l’arène où vingt ans a brillé mon savoir,
Les applaudissements accueillaient mon entrée ;
Paris, l’Europe entière accouraient pour me voir,
Et, lorsque de mon nom l’affiche était parée,
On était sûr d’une chambrée
Le second, lui jetant un regard dédaigneux ,
Recule de trois pas, dresse une tête altière,
Et dit : ” Les bords du Nil ont nourri mes aïeux ;
Une jument arabe est mon illustre mère.
Par un héros français dans le Caire acheté,
Et par un beau vaisseau dans Marseille apporté,
J’ai des grands de la cour hanté les écuries.
Sur mon dos un matin l’Empereur est monté.
Dix fois de Malmaison j’ai brouté les prairies.
Ayant changé de maître, ainsi que ses palais,
El, comme ses flatteurs, fidèle aux Tuileries,
J’ai dans quatre cérémonies,
D’un écuyer du roi revêtu le harnais.
Austerlitz, Iéna, Wagram, m’ont vu combattre;
J’ai vu tonner le bronze et n’en ai point frémi :
Et ces combats sanglants, mon cher petit ami,
N’étaient pas des jeux de théâtre.
— Ma foi, dit un troisième, en riant de tous deux
Le sort ne m’a pourvu de talents ni d’ancêtre »;
Je n’ai pas eu des rois ou des héros pour maîtres.
Et je n’ai servi que des gueux.
Un pauvre laboureur me nourrit au village.
J’ai traîné son fumier, ses choux et son fourrage ;
J’ai porté son beurre à Paris.
J’étais heureux dans mon taudis.
Un coup de pied fatal me fit mettre en disgrâce.
Pour vingt ou trente écus par un fiacre acheté,
Mal peigné, mal nourri, mais surtout bien fouetté,
J’ai roulé trois hivers son carrosse de place.
Mon destin, je le vois, excite vos mépris.
Vous dédaignez un pauvre diable.
Mon métier fut moins honorable ;
Mais il fut plus utile, et je m’en applaudis.
Mon sort dans quelques jours sera pareil au vôtre ;
Vous êtes comme moi promis à l’écorcheur,
Et nos cuirs, vendus au tanneur,
Ne vaudront pas mieux l’un que l’autre. »
“Les Trois chevaux à l’hopital”
- Jean-Pons-Guillaume Viennet 1777 – 1868