Trois poissons les plus beaux du monde,
Habitoient un étang, y couloient leur destin.
Ils étoient les rois de cette onde ;
Le reste étoit peuple et fretin.
Des pêcheurs, vrais fléaux de l’espèce nâgeante,
Passent par-là, reconnoissent les lieux ;
Bon, dirent-ils, voici pêche abondante ;
Faisons là dès demain, le plûtôt vaut le mieux,
Faisons là dès demain ! Partons donc tout à l’heure ;
Dit un des trois poissons et du meilleur cerveau.
Sans le dire à personne, il quitte sa demeure ;
Par un canal étroit s’enfuit dans un ruisseau.
Le lendemain par le même passage
Le second voulut s’échaper,
Il y trouva des rêts prêts à l’enveloper ;
Quel passeport pour son voyage ;
Il reste donc, arrivent les pêcheurs
Qui d’avance déjà se partageoient la proie.
Nous les aurons ces trois messieurs,
Mais il fallut rabattre un bon tiers de leur joie.
Ils n’apperçoivent plus que deux de ces poissons,
Prenons toûjours ; c’est encor bonne pêche.
Notre rusé qui sçait que tous leurs hameçons
N’en veulent qu’à la viande fraîche,
Paroît sur l’eau contrefaisant le mort.
On le prend ; il ne donne aucun signe de vie,
Il est rejetté là comme viande pourrie,
Et qui même sent déja fort,
Nous aurons du moins le troisième.
Ce troisième en effet bête comme un poisson,
Privé de sens, vuide de stratagême,
Ne sçait que gober l’hameçon.
Sa fortune est souvent la nôtre :
Contre les accidens l’adresse sçait lutter,
La prudence fait mieux et sait les éviter ;
Le sot ne sçait ni l’un ni l’autre.
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, Les trois Poissons.