Les Vermentonnais
Fable – Les Vermentonnais malades de soif
A notre inoubliable Pierre Chevallier, Magistrat bienveillant et fabuliste aimable. Est dédié cet exploit, souvenir d’écolier. De son disciple ardent qu’on clame indésirable !
Fable à la manière du divin La Fontaine
Un monstre, horrible et sans pudeur,
Monstre très cher à maint… loucheur,
Et dont les mercantis s’engraissent sans manière :
La « Vie-Chère », en un mot, puisque tel est son nom,
Capable d’assombrir le joyeux Vermenton,
Faisait à ses enfants la guerre !…
Ils ne pleuraient pas tous, mais tous étaient touchés :
On n’en voyait plus de couchés
Serrant contre leur cœur un flacon d’eau-de-vie…
Nul vin ne calmait leur pépie ;
Ni grand, ni petit ne songeait
A pomper la liqueur divine,
Et chacun, très morne, rageait :
— Trop cher!… Partant, adieu Chopine !
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« La Souris » tint conseil, et dit :
Mes pauvres loups, Je crois que Bacchus est jaloux
De nos « cuites inopportunes…
Que le plus poivrot d’entre nous
Devant son Tribunal se traîne à deux genoux…
Peut-être il sauvera nos quatorze communes ?
— Eustache de Saint-Pierre et cinq bourgeois, vraiment,
Ont sauvé, corde au cou, Calais par dévouement !
— Examinons donc tous, sans peur et sans mollesse,
Notre petit casier d’ivresse…
Pour moi, satisfaisant mon appétit soiffard,
J’ai bu maint litre de pinard :
Six par jour, et par gourmandise…
Il m’est même arrivé de picter, aux pleins fûts,
Beaucoup plus !… Je m’immolerai donc, si l’on veut, mais je vise
Qu’il sied que tous, ici, s’accusent comme moi,
Car il faut que la Loi, d’un arrêt implacable,
N’écrase que le plus coupable !…
— Mon vieux, sourit « Zizi »… calme un peu ton émoi :
Ta vie est sans reproche, exempte de bassesse…
Quoi ! Six litres par jour ! C’est touchant de noblesse…
« Boyau-Rouge » avant tout… Les buvant, compagnon,
Tu glorifiais la vigne et l’esprit bourguignon…
Quant au « Beaucoup plus ! » on peut dire
Qu’il était sage et de bon ton,
Car toujours le pinard attire le picton….
Et qui pense autrement des pochards est le pire !…
Ainsi parla Zizi, que la masse applaudit…
Nul n’osa mettre en discrédit
De Nénette et tous autres licheurs d’aventure,
La plus manifeste biture….
Tous les gens chopinards, jusqu’aux plus souvent mûrs,
A l’unanime voix étaient proclamés purs…
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« Gilbert » vint à son tour et dit : A l’« Espérance »,
Certain soir, le gosier brûlant,
Je m’installai — lorsque j’ y pense
J’en demeure encor tout tremblant —
Et vidai coup sur coup deux bols de limonade…
Deux grands bols !… C’était trop ! puisqu’il faut parler clair !…
A ces mots, on cria : Haro sur le Gilbert !…
Un « boit-vin » mielleux prouva, bon camarade,
Qu’il fallait « mettre au ban » ce sinistre avorton,
Cet étranger, fautif des maux de Vermenton !
Boire deux coups de flotte !… O crime épouvantable !
Lors, maudit, fut chassé l’infâme Indésirable…
Bref, on lui fit bien voir,
Par maximum d’amende,
Qu’il était, de la bande
Le seul… papillon noir !…
Morale :
Selon que vous serez « Gilbert » ou l’Indigène :
Buveur d’occasion ou pratiquant-soulard,
On dira méprisant : « C’est une Honte humaine ! »,
Ou bien, très fraternel : « C’est un Zig’-rigolard ! »…
La muse vermentonnaise -1923-1930- : recueil choisi de cinquante-huit chansons à boire, monologues, pièces rimées et fantaisies satiriques… Alphonse Gallais – Vermenton, 1933