Qu’un autre se lamente à l’aspect de l’outrage
Dont la main de Saturne a flétri son visage;
Qu’en vain à le masquer il consume son temps.
Pour moi, tout fier de mes vieux ans
Sans pourtant en faire étalage,
De mon hiver je sais jouir en sage,
Sans regretter les jours de mon printemps
Fidèle au Créateur, ami de la nature,
Des bienfaits abondants que sa main nous procure
J’ai grand soin de n’user qu’avec ménagement.
Le miroir qui jamais ne ment
Me fait remarquer chaque injure
Que l’âge empreint sur ma pâle ligure,
Et j’en conviens, sans nul déguisement.
S’examinant ainsi, peut-on se méconnaître?
Aussi dans tous les cas où je ne puis paraître,
J’en fais, en quatre mots, connaître le sujet;
Et lorsqu’un trop aimable objet
Veut me traiter en petit-maître,
De ses appâts d’abord je me dépêtre
En m’expliquant et sans crainte et tout net.
Sur ce point délicat voici tout mon système :
Je cite franchement le jour de mon baptême,
Et soudain l’on me voit sous un tout autre jour.
On doit s’exprimer sans détour
Quand on se connaît bien soi-même.
Car on n’admet ni doute ni problème
Dans le collège où régente l’amour.
Je ne crois pas du tout à la métamorphose
Qu’opéra pour Tithon l’Aurore aux doigts de rose.
Mais je sens qu’à mon âge on peut, sans rajeunir,
Caresser encor le plaisir,
Lorsqu’on en prend petite dose ;
Lorsqu’on s’arrange, et que l’on se propose
De se former un passable avenir.
La jeunesse me plait; je m’amuse avec elle;
Chaque trait de sa vie en secret me rappelle
Mes folâtres erreurs, mes doux égarements.
Nous nous livrons aux mouvements
De notre gaîté naturelle,
Et bénissons la sagesse éternelle
Qui nous donna la parole et des sens.
Sans m’affliger, j’ai vu s’approcher la vieillesse.
Pour cortège elle avait l’amitié, la sagesse,
D’aimables souvenirs, la douce liberté,
Surtout la médiocrité,
Notre véritable richesse,
Bien précieux où j’aspirai sans cesse,
Auquel je dois repos, travail, santé.
Prévoyant l’avenir sans nulle inquiétude,
J’attends en paix les jours de la décrépitude.
Loin de m’en effrayer, j’en rendrai grâce au sort.
Par elle on s’éteint sans effort,
Sans douleur, sans sollicitude,
Et le beau ciel de la béatitude
Du doux repos nous offre enfin le port.
L’Heureux Vieillard, épilogue”