Certain quidam naquit aveugle et sourd.
On croira que pour lui la vie
Devait être un fardeau bien lourd ;
Mais point du tout ; il n’avait nulle envie
De la quitter ; il se trouvait fort bien :
Il était sain, avait de la richesse,
On le servait, il ne manquait de rien,
Pas même, dit-on, de maîtresse;
Si bien qu’il prit femme à vingt ans.
Par tout pays et de tout temps
Mari sans yeux et sans oreilles
Convient aux femmes à merveilles.
La sienne avait de tout cela pour deux :
Grande lorgneuse, et pratiquant au mieux
Tous les secrets du langage des yeux :
Aux doux propos toujours l’oreille ouverte,
Vive à l’excès, fringante, gaie, alerte,
Coquette, étourdie , et partant
Vrai balot d’un mari qui ne voit ni n’entend.
Bientôt notre homme en père de famille
Fut érigé sans s’en apercevoir ;
Il eut deux garçons, une fille;
Et tous trois du matin au soir
Abandonnés sans soin à leurs caprices
N’apprirent rien, et n’eurent que des vices.
Trois fois heureux alors de ne rien voir
Le pauvre père, et de ne rien savoir !
Mais nul bonheur n’est stable en ce bas monde ,
Et le destin se plaît à nous tenir en l’air.
Notre homme un jour s’éveilla voyant clair ,
Oyant de même ; et partout à la ronde
Le préjugé se répandit
D’un grand miracle à son profit.
Hélas ! c’était pour son dommage.
Dès qu’il vit clair dans son ménage,
Il fut bientôt au fait de tout ;
Même on lui raconta de l’un à l’autre bout
Et les fredaines de sa femme
Et les excès de ses enfants :
Force voisins, force parents
Lui chantèrent toute sa gamme.
Voilà la charité des gens.
Le pauvre homme faillit d’en perdre la cervelle ;
Et maudissant la guérison cruelle
Dont l’avait affligé son malheureux destin,
Il ne tarda pas à comprendre
Que pour vivre exempt de chagrin
Il faudrait ne voir ni n’entendre.
“L’Homme aveugle et sourd”