Pañchatantra ou fables de Bidpai
XX. — L’Honnête Homme et le Fripon
Dans un endroit habitaient deux amis, Dharmabouddhi et Pâpabouddhi. Un jour Pâpabouddhi pensa : Je suis pourtant un sot et je suis affligé de pauvreté. Aussi j’irai en pays étranger ; j’emmènerai ce Dbarmabouddhi ; avec son assistance j’acquerrai de la richesse, je le tromperai et je deviendrai heureux. Un autre jour, il dit à Dharmabouddhi : Hé, ami ! dans la vieillesse, de quelle action de toi te souviendras-tu ? N’ayant pas vu de pays étranger, quelle nouvelle raconteras-tu aux enfants ? Et l’on dit :
Celui qui n’a pas connu en pays étrangers divers idiomes, costumes, et cetera, en parcourant la surface de la terre, n’a pas profité du fruit de la naissance.
Et ainsi :
L’homme n’acquiert pas complètement la science, la richesse ni l’art, tant qu’il ne parcourt pas gaiement la terre d’un pays à un autre pays.
Dharmabouddhi, dès qu’il eut entendu ces paroles de son ami, prit congé de ses aînés, et, au jour favorable, partit joyeux avec lui en pays étranger. Là, grâce à la capacité de Dharmabouddhi, Pâpabouddhi aussi, en voyageant, acquit une plus grande richesse. Puis les deux amis, après avoir gagné une grande fortune, retournèrent chez eux avec joie et impatience. Car on dit :
Pour ceux qui ont acquis science, richesse et art, et qui demeurent en pays étranger, la distance même d’un krosa est comme cent yodjanas.
Lorsque Pâpabouddhi fut près de sa demeure, il dit à Dharmabouddhi : Mon cher, il n’est pas convenable de rapporter toute cette richesse à la maison, car la famille et les parents en demanderont. Enfouissons-la donc quelque part ici dans l’épaisseur de la forêt, prenons-en une petite partie et entrons à la maison. Si besoin est, nous reviendrons ensemble et nous emporterons de ce lieu seulement ce qu’il nous faudra. Et l’on dit :
Que le sage ne fasse voir à personne sa richesse, si petite qu’elle soit, car à la vue de la richesse le cœur d’un ascète même est ému.
Et ainsi :
Comme la viande est mangée dans l’eau par les poissons, par les bêtes sauvages sur terres et dans l’air par les oiseaux, ainsi le riche est mangé partout.
Quand Dharmabouddhi eut entendu cela, il dit : Mon cher, faisons donc ainsi. Après que cela fut fait, ils allèrent tous deux à leur maison et vécurent heureux. Mais un jour Pâpabouddhi alla pendant la nuit dans la forêt, prit tout le trésor, remplit le trou et retourna à sa demeure. Puis un autre jour il alla trouver Dharmabouddhi et lui dit : Ami, nous avons tous deux une nombreuse famille, et nous souffrons par manque d’argent. Allons donc en cet endroit, et rapportons un peu d’argent. — Mon cher, répondit Dharmabouddhi, faisons ainsi. Mais lorsque tous deux fouillèrent ce lieu, ils virent le vase vide. Cependant Pâpabouddhi dit, en se frappant la tête : Hé, Dharmabouddhi ! c’est toi assurément qui as pris cet argent, et pas un autre, car le trou a été rempli. Donne-m’en donc la moitié, ou je dénoncerai le vol au roi. — Hé, méchant ! répondit Dharmabouddhi, ne parle pas ainsi. Je suis certainement Dharmabouddhi ; je ne fais pas le métier de voleur. Et l’on dit :
Ceux qui ont le cœur honnête regardent la femme d’autrui comme une mère, le bien d’un autre comme une motte de terre, tous les êtres comme eux-mêmes.
Se querellant ainsi, ils allèrent tous les deux à la cour de justice et exposèrent le fait en s’accusant l’un l’autre. Et comme les hommes préposés à l’administration de la justice les renvoyaient à l’ordalie, Pâpabouddhi dit : Ah ! ce jugement n’est pas juste. Et l’on dit :
Dans un procès on cherche un écrit ; en l’absence d’écrit, des témoins. et s’il n’y a pas de témoin, alors les sages prescrivent l’ordalie.
Ainsi dans cette affaire j’ai pour témoin la divinité d’un arbre. Elle fera l’un ou l’autre de nous deux voleur ou honnête homme.
Puis ils dirent tous : Hé ! ton observation est juste. Car on dit:
Quand un homme de la dernière condition même devient témoin dans un procès, l’ordalie n’est pas convenable ; mais qu’est-ce quand c’est une divinité !
Ainsi, nous aussi, dans cette affaire, nous avons une grande curiosité. Demain matin vous viendrez avec nous là dans l’endroit de la forêt.
Cependant Pâpabouddhi alla à la maison et dit à son père : Père, cette grande somme d’argent a été volée par moi à Dharmabouddhi, et par un mot de toi elle arrivera à maturité pour nous ; autrement elle s’en ira avec ma vie. — Mon enfant, répondit le père, dis donc vite, afin que je parle et que je rende cette fortune assurée. — Père, dit Pâpabouddhi, il y a dans cet endroit-là un grand samî. Cet arbre a un grand creux : entrez-y tout de suite ; puis demain matin, quand je ferai serment, tu diras que Dharmabouddhi est le voleur.
Cela fut fait. Le lendemain matin, Pâpabouddhi se baigna, mit un vêtement de dessus propre, et, accompagné de Dharmabouddhi, il alla avec les juges auprès du samî, et dit d’une voix forte :
Le Soleil et la Lune, l’Air et le Feu, le Ciel, la Terre, l’Eau, le Cœur et l’Esprit, le Jour et la Nuit, et les deux Crépuscules, et Dharma, connaissent la conduite de l’homme .
Vénérable divinité de la forêt, dis lequel de nous deux est le voleur.
Puis le père de Pâpabouddhi, qui était dans le creux du samî, dit : Hé ! écoutez, écoutez ! cet argent a été pris par Dharmabouddhi.
Après avoir entendu cela, tous les hommes du roi, avec des yeux grands ouverts d’étonnement, regardaient dans les livres et cherchaient pour Dharmabouddhi une peine proportionnée au vol de l’argent, quand Dharmabouddhi entoura de matières combustibles le creux du samî, et y mit le feu. Lorsque cet arbre fut en flammes, le père de Pâpabouddhi, le corps à moitié brûlé, les yeux crevés, sortit du creux du samî en se lamentant d’une manière pitoyable. Alors tous lui demandèrent : Hé ! qu’est-ce ? A ces mots, il leur raconta toute la mauvaise action de Pâpabouddhi, et mourut. Puis les hommes du roi pendirent Pâpabouddhi à une branche du samî, louèrent Dharmabouddhi, et dirent : Ah ! on dit ceci avec raison :
Que le sage considère le moyen de réussir, et qu’il considère aussi le préjudice. Sous les yeux d’une sotte grue un ichneumon tua des grues.
Comment cela ? dit Dharmabouddhi. Ils dirent :
“L’Honnête Homme et le Fripon “
- Panchatantra 20