Un ours, depuis bien des années,
Suivait des comédiens.
Un soir, il quitta ses gardiens
Et gagna prestement ses chères Pyrénées :
Il aimait son pays, voulait revoir les siens,
Désir bien naturel après dix ans d’absence.
Dès qu’il eut embrassé
Parents, voisins, amis d’enfance,
Et le premier moment d’effusion passé,
Il se mit à conter ses succès, ses voyages :
« Je suis peiné, dit-il, de vous retrouver tous
A peu près aussi sauvages :
Le progrès n’a donc point pénétré parmi vous ?
Je vous entends parler de pièges, d’embuscades,
De miel volé, d’assauts et d’escalades !…
Je ne sais pas comment, devant moi, vous osez
Tenir de tels propos !.. Est-ce là le langage
D’animaux civilisés ?
On se croirait au moyen-âge.
Pauvre pays !… Je crois qu’à mon départ,
Vous étiez moins en retard :
Le dimanche, pour vous distraire,
Vous faites à celui qui grimpera le mieux !
C’est fort beau, j’en conviens, mais est-ce sérieux ?
Si vous aviez encor quelque chose pour plaire…
Mais non… c’est bien toujours le même grognement.
En fait d’arts d’agrément,
Vous n’avez que la lutte ou bien la gymnastique;
Vous n’aimez pas la politique…
Pourtant, quel délassement !
Que dis-je ? pour vos fils quel noble enseignement !
Comment, ailleurs que là, voulez-vous leur apprendre
Et l’amour du travail et le respect des lois,
Et l’art de parvenir sans mérite aux emplois ?…
Vous n’avez pas l’air de comprendre.
Vous n’attachez de prix, plutôt de vanité,
Qu’au développement de la force physique.
Organisez alors un bal, une musique :
La danse sur les mœurs a son utilité. »
Et là-dessus notre ours, faisant trois révérences,
Exécuta polkas, redowas, contre-danses
Devant ses compagnons en cercle réunis.
Il s’apprêtait à chanter des romances,
Quand quelqu’un lui cria : « Voyons, voyons, finis.
Ne passons pas aux sérénades;
Nous en avons assez de tes arlequinades.
Pour ces grands airs nous ne sommes point nés.
Nous détestons surtout les anneaux dans le nez.
Ah ! tu nous reproches
D’être brutaux et gauches ;
C’est vrai, nous sommes peu galants,
Peu flatteurs, si tu veux, ayant pris l’habitude
De mépriser les talents
Qu’enseigne la servitude.
Non, ce n’est point par des saluts profonds,
La bouche en cœur, le rire sur les lèvres,
Qu’on surprend les moutons,
Ou bien, sur les rochers, qu’on attaque les chèvres.
Laisse-nous de nos pics l’indomptable âpreté :
Je préfère cette rudesse
A tous les tours de souplesse
Que t’apprirent les coups d’un maître redouté. »
Cet ours, avec raison, flétrissait la bassesse
De ces innovateurs qui critiquent sans cesse
Les souvenirs d’un temps que l’on doit respecter.
Ce n’est point par la pratique
Des clubs et de la politique
Qu’un peuple se relève et s’apprête à lutter.
Instruisons nos enfants dans ces arts salutaires,
Dans ces vertus austères,
Qui rehaussent les cœurs, forment les caractères.
On cultive l’esprit en exerçant le corps.
Rendons-les robustes et forts.
Nos pères, en sabots, conquéraient des royaumes.
Apprenons à nos fils ce passé glorieux ;
Qu’ils aiment leur pays, qu’ils aiment leurs aïeux :
Au lieu de muscadins, nous en ferons des hommes!
“L’Ours civilisé”