Mateo Alemán, né à Séville en septembre 1547 et mort au Mexique vers 1614, est un écrivain espagnol, connu comme l’auteur du célèbre roman Guzman d’Alfarache.
L’Homme, l’Âne et le Singe
«
Quand Jupiter créa cet univers, avant l’homme il donna l’être à tous les animaux, entre lesquels l’âne, dès qu’il eut les yeux ouverts, se mit à penser mélancoliquement à ce qu’il deviendrait, et à quelle fin il avait été créé. En ce pressant souci, il s’en vint à Jupiter et le supplia de lui dire à quoi il l’avait destiné. Jupiter lui répondit que c’était pour faire service à l’homme, et il lui déduisit par le menu les choses où il serait employé, ce qui lui fut si douloureux et si sensible, qu’il en tomba des quatre pieds et donna du nez en terre, demeurant depuis en la tristesse profonde où nous le voyons d’ordinaire plongé, car le genre de vie qui lui était ordonné lui semblait plus que misérable. Et comme il demanda le temps qu’il durerait en cette peine et qu’il lui fut répondu : trente ans, il renouvela son deuil et ses plaintes, trente années lui semblant un espace sans fin. Aussi fit-il humble requête et prière fervente à Jupiter d’avoir pitié de lui et de ne permettre pas qu’il vécût si longuement ; qu’il n’avait rien démérité pour souffrir tant de peine ; qu’il lui plût de se contenter de dix ans, lesquels il promettait de servir en âne de bien, doucement et fidèlement ; et que pour les vingt de surplus Jupiter les donnât à qui les voudrait prendre, lui y renonçait volontiers. Jupiter, touché de sa prière, lui octroya ce qu’il demandait.
« Le singe, se trouvant là par hasard, suivit son naturel imitateur, et pria Jupiter de lui faire connaître quelle serait son existence. La réponse qui lui fut donnée ne le satisfit guère plus que l’âne ; et, quand il lui fut dit que cette existence durerait trente ans, il se désespéra et fit tant qu’il obtint une diminution comme son prédécesseur.
« L’homme ayant été créé en dernier lieu, se voyant si beau, si accompli, si artistement et mystérieusement organisé, si bien doué d’intelligence et d’esprit, s’imagina que l’immortalité lui était tout acquise ou qu’il s’en fallait de bien peu. Aussi supplia-t-il Jupiter de lui dire l’étendue de sa vie. Jupiter lui répondit qu’ayant résolu la création de tout ce qui a vie et sentiment, il s’était proposé de donner à chaque animal trente années d’existence, et que l’homme était sujet à ce décret comme les autres. L’homme s’étonna grandement qu’un ouvrage si rare eût été formé si peu durable : il lui sembla que c’était passer du berceau au tombeau, sans avoir le temps de jouir du délicieux séjour qui lui était réservé. Ayant ouï parler, là-dessus, de ce qui était arrivé à l’âne et au singe, il s’en fut retrouver Jupiter et lui remontra humblement que ces animaux avaient, comme brutes qu’ils étaient, refusé vingt ans de l’existence qui leur appartenait, et il le supplia par sa miséricordieuse bonté de lui en faire grâce et de l’en investir à leur défaut.
« Jupiter lui octroya sa requête, mais aux conditions suivantes : premièrement l’homme vivrait ses propres trente ans ; ceux-ci passés, il commencerait les vingt de l’âne, dont il ferait la fonction, pâlissant, charriant, amassant et portant au logis ce qui serait nécessaire pour l’entretien de la maison. Après ces vingt ans, il vivrait les années du singe, contrefaisant le passé, se parant, se requinquant, tranchant du vaillant et de l’amoureux, parodiant les actions qu’il ne peut plus faire, et méritant presque toujours par sa folie d’être moqué et bafoué de tout le monde, comme le pauvre singe qui, avec ses grimaces, est le jouet et la risée de la foule.
« Et c’est ainsi, en effet, que depuis lors s’écoule l’existence des mortels. »
“L’Homme, l’Âne et le Singe”