Chant premier
Je ne voulais chanter que les héros d’Esope ;
Pour eux seuls en mes vers j’invoquais Calliope.
Même j’allais cesser, et regardais le port :
La raison me disait que mes mains étaient lasses ;
Mais un ordre est venu plus puissant et plus fort
Que la raison : cet ordre accompagné de grâces,
Ne laissant rien de libre au cœur ni dans l’esprit,
M’a fait passer le but que je m’étais prescrit.
Vous vous reconnaissez à ces traits, Uranie :
C’est pour vous obéir, et non point par mon choix,
Qu’à des sujets profonds j’occupe mon génie,
Disciple de Lucrèce une seconde fois.
Favorisez cette œuvre ; empêchez qu’on ne die
Que mes vers sous le poids languiront abattus :
Protégez les enfants d’une Muse hardie ;
Inspirez-moi ; je veux qu’ici l’on étudie
D’un présent Apollon la force et les vertus.
Après que les humains, œuvre de Prométhée,
Furent participants du feu qu’au sein des dieux
Il déroba pour nous d’une audace effrontée,
Jupiter assembla les habitants des cieux.
« Cette engeance, dit-il, est donc notre rivale !
Punissons des humains l’infidèle artisan :
Tâchons par tout moyen d’altérer son présent.
Sa main du feu divin leur fut trop libérale :
Désormais nos égaux, et tout fiers de nos biens,
Ils ne fréquenteront vos temples ni les miens.
Envoyons-leur de maux une troupe fatale,
Une source de voeux, un fonds pour nos autels. »
Tout l’Olympe applaudit : aussitôt les mortels
Virent courir sur eux avecque violence
Pestes, fièvres, poisons répandus dans les airs.
Pandore ouvrit sa boîte ; et mille maux divers
S’en vinrent au secours de notre intempérance.
Un des dieux fut touché du malheur des humains ;
C’est celui qui pour nous sans cesse ouvre les mains ;
C’est Phébus Apollon ; de lui vient la lumière,
la chaleur qui descend au sein de notre mère,
Les simples, leur emploi, la musique, les vers,
Et l’or, si c’est un bien que l’or pour l’Univers.
Ce dieu, dis-je, touché de l’humaine misère,
Produisit un remède au plus grand de nos maux :
C’est l’écorce du kin, seconde Panacée.
Loin des peuples connus Apollon l’a placée :
Entre elle et nous s’étend tout l’empire des flots.
Peut-être il a voulu la vendre à nos travaux ;
Peut-être il la devait donner pour récompense
Aux hôtes d’un climat où règne l’innocence.
O toi qui produisis ce trésor sans pareil,
Cet arbre, ainsi que l’or, digne fils du Soleil,
Prince du double mont, commande aux neuf pucelles
Que leur choeur pour m’aider députe deux d’entre elles.
J’ai besoin aujourd’hui de deux talents divers :
L’un est l’art de ton fils, et l’autre, les beaux vers.
Le mal le plus commun, et quelqu’un même assure
Que seul on le peut dire un mal, à bien parler,
C’est la fièvre, autrefois espérance trop sûre
A Clothon, quand ses mains se lassaient de filer.
Nous en avions en vain l’origine cherchée ;
On prédisait son cours, on savait son progrès,
On déterminait ses effets ;
Mais la cause en était cachée.
« La fièvre, disait-on, a son siège aux humeurs.
Il se fait un foyer qui pousse ses vapeurs
Jusqu’au cœur qui les distribue
Dans le sang dont la masse en est bientôt imbue.
Ces amas enflammés, pernicieux trésors,
Sur l’aile des esprits aux familles errantes,
S’en vont infecter tout le corps,
Sources de fièvres différentes.
Si l’humeur bilieuse a causé ces transports,
Le sang, véhicule fluide
Des esprits ainsi corrompus,
Par des accès de tierce à peine interrompus,
Va d’artère en artère attaquer le solide.
Toutes nos actions souffrent un changement :
Le test et le cerveau piqués violemment
Joignent à la douleur les songes, les chimères,
L’appétit de parler, effets trop ordinaires.
Que si le venin dominant
Se puise en la mélancolie,
J’ai deux jours de repos, puis le mal survenant
Jette un long ennui sur ma vie. »
Ainsi parle l’Ecole et tous ses sectateurs.
Leurs malades debout après force lenteurs
Donnaient cours à cette doctrine :
La nature, ou la médecine,
Ou l’union des deux, sur le mal agissait.
Qu’importe qui ? l’on guérissait.
On n’exterminait pas la fièvre, on la lassait.
Le bon tempérament, le séné, la saignée :
Celle-ci, disaient-ils, ôtant le sang impur,
Et non comme aujourd’hui des mortels dédaignée ;
Celui-là, purgatif innocent et très sûr
(Ils l’ont toujours cru tel) ; et le plus nécessaire,
J’entends le bon tempérament,
Rendu meilleur encor par le bon aliment,
Remettaient le malade en son train ordinaire.
On se rétablissait, mais toujours lentement.
Une cure plus prompte était une merveille.
Cependant la longueur minait nos facultés.
S’il restait des impuretés,
Les remèdes alors de nouveau répétés,
Casse, rhubarbe, enfin mainte chose pareille,
Et surtout la diète, achevaient le surplus,
Chassaient ces restes superflus,
Relâchaient, resserraient, faisaient un nouvel homme.
Un nouvel homme ! un homme usé.
Lorsqu’avec tant d’apprêts cet œuvre se consomme,
Le trésor de la vie est bientôt épuisé.
Je ne veux pour témoins de ces expériences
Que les peuples sans lois, sans arts, et sans sciences :
Les remèdes fréquents n’abrègent point leurs jours,
Rien n’en hâte le long et le paisible cours.
Telle est des Iroquois la gent presque immortelle :
La vie après cent ans chez eux est encor belle.
Ils lavent leurs enfants aux ruisseaux les plus froids ;
La mère au tronc d’un arbre, avecque son carquois,
Attache la nouvelle et tendre créature ;
Va sans art apprêter un mets non acheté.
Ils ne trafiquent point des dons de la nature ;
Nous vendons cher les biens qui nous ont peu coûté.
L’âge où nous sommes vieux est leur adolescence.
Enfin il faut mourir ; car sans ce commun sort
Peut-être ils se mettraient à l’abri de la mort
Par le secours de l’ignorance.
Pour nous, fils du savoir, ou, pour en parler mieux,
Esclaves de ce don que nous ont fait les dieux,
Nous nous sommes prescrit une étude infinie ;
L’art est long, et trop courts les termes de la vie.
Un seul point négligé fait errer aisément :
Je prendrai de plus haut tout cet enchaînement,
Matière non encor par les Muses traitée,
Route qu’aucun mortel en ses vers n’a tentée :
Le dessein en est grand, le succès malaisé ;
Si je m’y perds, au moins j’aurai beaucoup osé.
Deux portes sont au cœur ; chacune a sa valvule.
Le sang, source de vie, est par l’une introduit ;
L’autre huissière permet qu’il sorte et qu’il circule,
Des veines sans cesser aux artères conduit.
Quand le cœur l’a reçu, la chaleur naturelle
En forme ces esprits qu’animaux on appelle.
Ainsi qu’en un creuset il est raréfié.
Le plus pur, le plus vif, le mieux qualifié,
En atomes extrait quitte la masse entière,
S’exhale, et sort enfin par le reste attiré.
Ce reste rentre encore, est encore épuré ;
Le chyle y joint toujours matière sur matière.
Ces atomes font tout : par les uns nous croissons ;
Les autres, des objets touchés en cent façons,
Vont porter au cerveau les traits dont ils s’empreignent,
Produisent la sensation.
Nulles prisons ne les contraignent ;
Ils sont toujours en action.
Du cerveau dans les nerfs ils entrent, les remuent ;
C’est l’état de la veille ; et réciproquement,
Sitôt que moins nombreux en force ils diminuent,
Les fils des nerfs lâchés font l’assoupissement.
Le sang s’acquitte encor chez nous d’un autre office :
En passant par le cœur il cause un battement ;
C’est ce qu’on nomme pouls, sûr et fidèle indice
Des degrés du fiévreux tourment.
Autant de coups qu’il réitère,
Autant et de pareils vont d’artère en artère
Jusqu’aux extrémités porter ce sentiment.
Notre santé n’a point de plus certaine marque
Qu’un pouls égal et modéré ;
Le contraire fait voir que l’être est altéré ;
Le faible et l’étouffé confine avec la Parque,
Et tout est alors déploré.
Que l’on ait perdu la parole,
Ce truchement pour nous dit assez notre mal,
Assez il fait trembler pour le moment fatal :
Esculape en fait sa boussole.
Si toujours le pilote a l’œil sur son aimant,
Toujours le médecin s’attache au battement,
C’est sa guide ; ce point l’assure et le console
En cette mer d’obscurités
Que son art dans nos corps trouve de tous côtés.
Ayant parlé du pouls, le frisson se présente.
Un froid avant-coureur s’en vient nous annoncer
Que le chaud de la fièvre aux membres va passer.
Le cœur le fomentait, c’est au cœur qu’il s’augmente
Et qu’enfin parvenant jusqu’à un certain excès,
Il acquiert un degré qui forme les accès.
Si j’excellais en l’art où je m’applique,
Et que l’on pût tout réduire à nos sons,
J’expliquerais par raison mécanique
Le mouvement convulsif des frissons :
Mais le talent des doctes nourrissons
Sur ce sujet veut une autre manière.
Il semble alors que la machine entière
Soit le jouet d’un démon furieux.
Muse, aide-moi ; viens sur cette matière
Philosopher en langage des dieux.
Des portions d’humeur grossière,
Quelquefois compagnes du sang,
Le suivent dans le cœur sans pouvoir, en passant,
Se subtiliser de manière
Qu’il naisse des esprits en même quantité
Que dans le cours de la santé.
Un sang plus pur s’échauffe avec plus de vitesse ;
L’autre reçoit plus tard la chaleur pour hôtesse.
Le temps l’y sait aussi beaucoup mieux imprimer :
Le bois vert, plein d’humeurs, est long à s’allumer ;
Quand il brûle, l’ardeur en est plus véhémente.
Ainsi ce sang chargé repassant par le cœur
S’embrase d’autant plus que c’est avec lenteur,
Et regagne au degré ce qu’il perd par l’attente.
Ce degré, c’est la fièvre. A l’égard des retours
A certaine heure, en certains jours,
C’est un point inscrutable, à moins qu’on ne le fonde
Sur les moments prescrits à cuire ou consumer
L’aliment ou l’humeur qui s’en est pu former.
Il n’est merveille qui confonde
Notre raison, aveugle en mille autres effets,
Comme ces temps marqués où nos maux sont sujets.
Vous qui cherchez dans tout une cause sensible,
Dites-nous comme il est possible
Qu’un corps dans le désordre amène règlement
L’accès, ou le redoublement.
Pour moi, je n’oserais entrer dans ce dédale ;
Ainsi de ces retours je laisse l’intervalle ;
Je reviens au frisson, qui du défaut d’esprits
Tient sans doute son origine.
Les muscles moins tendus, comme étant moins remplis,
Ne peuvent lors dans la machine
Tirer leurs opposés de même qu’autrefois,
Ni ceux-ci succéder à de pareils emplois.
Tout le peuple mutin, léger et téméraire,
Des vaisseaux mal fermés en tumulte sortant,
Cause chez nous dans cet instant
Un mouvement involontaire.
Le peu qui s’en produit sort du lieu non gonflé,
Comme on voit l’air sortir d’un ballon mal enflé.
La valvule en la veine, au ballon la languette,
Geôlière peu soigneuse à fermer la prison,
Laisse enfin échapper la matière inquiète :
Aussitôt les esprits agitent sans raison,
De çà, de là, partout où le hasard les pousse,
Notre corps qui frémit à leur moindre secousse.
Le malade ressemble alors à ces vaisseaux
Que des vents opposés et de contraires eaux
Ont pour but du débris que leurs fureurs méditent ;
Les ministres d’Eole et le flot les agitent ;
Maint coup, maint tourbillon les pousse à tous moments,
Frêle et triste jouet de la vague et des vents.
En tel et pire état le frisson vient réduire
Ceux qu’un chaud véhément menace de détruire ;
Il n’est muscle ni membre en l’assemblage entier
Qui ne semble être près du naufrage dernier.
De divers ennemis à l’envi nous traversent,
Malheureuse carrière où ces démons s’exercent.
Si le mal continue, et que d’aucun repos
La fièvre n’ait borné ses funestes complots,
Dans les fébricitants il n’est rien qui ne pèche :
Le palais se noircit, et la langue se sèche ;
On respire avec peine, et d’un fréquent effort :
Tout s’altère ; et bientôt la raison prend l’essort.
Le médecin confus redouble ses alarmes.
Une famille tout en larmes
Consulte ses regards : il a beau déguiser,
Aucun des assistants ne s’y laisse abuser.
Le malade lui-même a l’œil sur leur visage ;
Tout ce qui l’environne est d’un triste présage :
Sa moitié, des enfants, l’un l’appui de ses jours,
Un autre entre les bras de ses chastes amours,
Une fille pleurante, et déjà destinée
Aux prochaines douceurs d’un heureux hyménée.
Alors, alors, il faut oublier ces plaisirs.
L’âme en soi se ramène, encor que nos désirs
Renoncent à regret à des restes de vie.
« Douce lumière, hélas ! me seras-tu ravie ?
Ame, où t’envoles-tu sans espoir de retour ? »
Le malade arrivé près de son dernier jour
Rappelle ces moments où personne ne songe
Aux remords trop tardifs où cet instant nous plonge.
Sur ce qu’il a commis il tâche à repasser :
En vain ; car le transport à ce faible penser
Fait bientôt succéder les folles rêveries,
Le délire, et souvent le poison des furies.
On tente l’émétique alors infructueux,
Puis l’art nous abandonne au remède des voeux.
Pandore, que ta boîte en maux était féconde !
Que tu sus tempérer les douceurs de ce monde !
A peine en sommes-nous devenus habitants,
Qu’entourés d’ennemis dès les premiers instants,
Il nous faut par des pleurs ouvrir notre carrière :
On n’a pas le loisir de goûter la lumière.
Misérables humains, combien possédez-vous
Un présent si cher et si doux ?
Retranchez-en le temps dont Morphée est le maître ;
Retranchez ces jours superflus
Où notre âme ignorant son être
Ne se sent pas encore, ou bien ne se sent plus ;
Otez le temps des soins, celui des maladies,
Intermède fatal qui partage nos vies.
La fièvre quelquefois fait que dans nos maisons
Nous passons sans soleil trois retours de saisons.
Ce mal a le pouvoir d’étendre
Autant et plus encor son long et triste cours ;
Un de ces trois cercles de jours
Se passe à le souffrir, deux autres à l’attendre.
Mais c’est trop s’arrêter à des sujets de pleurs :
Allons quelques moments dormir sur le Parnasse ;
Nous en célébrerons avecque plus de grâce
Le présent qu’Apollon oppose à ces malheurs.
Second chant
Enfin, grâce au démon qui conduit mes ouvrages,
Je vais offrir aux yeux de moins tristes images ;
Par lui j’ai peint le mal, et j’ai lieu d’espérer
Qu’en parlant du remède il viendra m’inspirer.
On ne craint plus cette hydre aux têtes renaissantes,
La fièvre exerce en vain ses fureurs impuissantes :
D’autres temps sont venus ; Louis règne ; et les dieux
Réservaient à son siècle un bien si précieux ;
A son siècle ils gardaient l’heureuse découverte
D’un bois qui tous les jours cause au Styx quelque perte.
Nous n’avons pas toujours triomphé de nos maux :
Le Ciel nous a souvent envoyé des travaux.
D’autres temps sont venus ; Louis règne ; et la Parque
Sera lente à trancher nos jours sous ce monarque.
Son mérite a gagné les arbitres du sort :
Les destins avec lui semblent être d’accord.
Durez, bienheureux temps ; et que sous ses auspices
Nous portions chez les morts plus tard nos sacrifices.
J’en conjure le dieu qui m ‘inspire ces vers ;
Je t’en conjure aussi, Père de l’Univers,
Et vous, divinités aux hommes bienfaisantes,
Qui tempérez les airs, qui régnez sur les plantes,
Concourez pour lui plaire, empêchez les humains
D’avancer leur tribut au roi des peuples vains.
J’enseigne là-dessus une nouvelle route :
C’est le bien des mortels ; que tout mortel m’écoute.
J’ai fait voir ce que croit l’Ecole et ses suppôts.
On a laissé longtemps leur erreur en repos ;
La quina l’a détruite, on suit des lois nouvelles.
Arrière les humeurs ; qu’elles pèchent ou non,
La fièvre est un levain qui subsiste sans elles :
Ce mal si craint n’a pour raison
Qu’un sang qui se dilate, et bout dans sa prison.
On s’est formé jadis une semblable idée
Des eaux dont tous les ans Memphis est inondée.
Plus d’un naturaliste a cru
Que les esprits nitreux d’un ferment prétendu
Faisait croître le Nil, quand toute eau se renferme
Et n’ose outrepasser le terme
Que d’invisibles mains sur ses bords ont écrit :
Celle-ci seule échappe, et dédaigne son lit ;
Les Nymphes de ce fleuve errent les campagnes
Sous les signes brûlants, et pendant plusieurs jours.
D’où vient, dit un auteur, qu’il enfle alors son cours ?
Le climat est sans pluie ; on n’entend aux montagnes
Bruire en ces lieux aucuns torrents ;
En ces lieux nuls ruisseaux courants
N’augmentent le tribut dont s’arrosent les plaines.
Si l’on croit cet auteur, certain bouillonnement
Par le nitre causé fait ce débordement.
C’est ainsi que le sang fermente dans nos veines,
Qu’il y bout, qu’il s’y meurt, dilaté par le cœur.
Les esprits alors en fureur
Tâchent par tous moyens d’ébranler la machine.
On frissonne, on a chaud. J’ai déduit ces effets
Selon leur ordre et leur progrès.
Dès qu’un certain acide en notre corps domine,
Tout fermente, tout bout, les esprits, les liqueurs ;
Et la fièvre de là tire son origine
Sans autre vice des humeurs.
Que faisaient nos aïeux pour rendre plus tranquille
Ce sang ainsi bouillant ? Ils saignaient, mais en vain.
L’eau qui reste en l’éolipyle
Ne se refroidit pas quand il devient moins plein ;
L’airain soufflant fait voir que la liqueur enclose
Augmente de chaleur, déchue en quantité :
Le souffle alors redouble, et cet air irrité
Ne trouve du repos qu’en consumant sa cause.
Du sentiment fiévreux on tranche ainsi le cours :
Il cesse avec le sang, le sang avec nos jours.
Tout mal a son remède au sein de la nature.
Nous n’avons qu’à chercher : de là nous sont venus
L’antimoine avec le mercure,
Trésors autrefois inconnus.
Le quin règne aujourd’hui : nos habiles s’en servent.
Quelques-uns encore conservent,
Comme un point de religion,
L’intérêt de l’Ecole et leur opinion.
Ceux-là même y viendront ; et désormais ma veine
Ne plaindra plus des maux dont l’art fait son domaine.
Peu de gens, je l’avoue, on part à ce discours :
Ce peu c’est encor trop. Je reviens à l’usage
D’une écorce fameuse, et qui va tous les jours
Rappeler des mortels jusqu’au sombre rivage.
Un arbre en est couvert, plein d’esprits odorants,
Gros de tige, étendu, protecteur de l’ombrage.
Apollon a doué de cent dons différents
Son bois, son fruit, et son feuillage.
Le premier sert à maint ouvrage ;
Il est ondé d’aurore ; on en pourrait orner
Les maisons où le luxe a droit de dominer.
Le fruit a pour pépins une graine onctueuse,
D’ample volume, et précieuse :
Elle a l’effet du baume, et fournit aux humains,
Sans le secours du temps, sans l’adresse des mains,
Un remède à mainte blessure.
Sa feuille est semblable en figure
Aux trésors toujours verts que mettent sur leur front
Les héros de la Thrace, et ceux du double mont.
Cet arbre ainsi formé se couvre d’une écorce
Qu’au cinnamome on peut comparer en couleur.
Quant à ses qualités, principes de sa force,
C’est l’âpre, c’est l’amer , c’est aussi la chaleur.
Celle-ci cuit les sucs de qualité louable,
Dissipe ce qui nuit ou n’est point favorable ;
Mais la principale vertu
Par qui soit ce ferment dans nos corps combattu,
C’est cet amer, cet âpre, ennemis de l’acide,
Double frein qui, domptant sa fureur homicide,
Apaise les esprits de colère agités.
Non qu’enfin toutes âpretés
Causent le même effet, ni toutes amertumes :
La nature, toujours diverse en ses coutumes,
Ne fait point dans l’absinthe un miracle pareil ;
Il n’est dû qu’à ce bois, digne fils du Soleil.
De lui dépend tout l’effet du remède ;
Seul il commande aux ferments ennemis,
Bien que souvent on lui donne pour aide
La centaurée, en qui le Ciel a mis
Quelque âpreté, quelque force astringente,
Non d’un tel prix, ni de l’autre approchante,
Mais quelquefois fébrifuge certain.
C’est une fleur digne aussi qu’on la chante,
J’ai dit sa force, et voici son destin :
Fille jadis, maintenant elle est plante.
Aide-moi, Muse, à rappeler
Ces fastes qu’aux humains tu daignas révéler.
On dit, et je le crois, qu’une Nymphe savante
L’eut du sage Chiron et qu’ils lui firent part
Des plus beaux secrets de leur art.
Si quelque fièvre ardente attaquait ses compagnes,
Si, courants parmi les campagnes,
Un levain trop bouillant en voulait à leurs jours,
La belle à ses secrets avait alors recours.
Il ne s’en trouva point qui pût guérir son âme
Du ferment obstiné de l’amoureuse flamme.
Elle aimait un berger qui causa son trépas ;
Il la vit expirer, et ne la plaignit pas.
Les dieux pour le punir en marbre le changèrent,
L’ingrat devint statue ; elle, fleur, et son sort
Fut d’être bienfaisante encore après sa mort ;
Son talent et son nom toujours lui demeurèrent.
Heureuse si quelque herbe eût su calmer ses feux !
Car de forcer un cœur il est bien moins possible :
Hélas ! aucun secret ne peut rendre sensible,
Nul simple n’adoucit un objet rigoureux ;
Il n’est ni bois, ni fleur, ni racine,
Qui dans les tourments amoureux
Puisse servir de médecine.
La base du remède étant ce divin bois,
Outre la centaurée on y joint le genièvre ;
Faible secours, et secours toutefois.
De prescrire à chacun le mélange et le poids,
Un plus savant l’a fait : examinez la fièvre,
Regardez le tempérament ;
Doublez, s’il est besoin, l’usage de l’écorce ;
Selon que le malade a plus ou moins de force,
Il demande un quina plus ou moins véhément.
Laissez un peu de temps agir la maladie :
Cela fait, tranchez court ; quelquefois un moment
Est maître de toute une vie.
Ce détail est écrit ; il en court un traité.
Je louerais l’auteur et l’ouvrage :
L’amitié le défend, et retient mon suffrage ;
C’est assez à l’auteur de l’avoir mérité.
Je lui dois seulement rendre cette justice,
Qu’en nous découvrant l’art il laisse l’artifice,
Le mystère, et tous ces chemins
Que suivent aujourd’hui la plupart des humains.
Nulle liqueur au quina n’est contraire :
L’onde insipide et la cervoise amère,
Tout s’en imbibe ; il nous permet d’user
D’une boisson en ptisanne apprêtée.
Diverses gens l’ayant su déguiser,
Leur intérêt en a fait un Protée.
Même on pourrait ne pas infuser,
L’extrait suffit : préférez l’autre voie,
C’est la plus sûre ; et Bacchus vous envoie
De pleins vaisseaux d’un jus délicieux,
Autre antidote, autre bienfait des cieux.
Le moût surtout, lorsque le bon Silène,
Bouillant encor le puise à tasse pleine,
Sait au remède ajouter quelque prix ;
Soit qu’étant plein de chaleur et d’esprits
Il le sublime, et donne à sa nature
D’autres degrés qu’une simple teinture ;
Soit que le vin par ce chaud véhément
S’empreigne alors beaucoup plus aisément,
Ou que bouillant il rejette avec force
Tout l’inutile et l’impur de l’écorce :
Ce jus enfin pour plus d’une raison
Partagera les honneurs d’Apollon ;
Nés l’un pour l’autre ils joindront leur puissance.
Entre Bacchus et le sacré vallon
Toujours on vit une étroite alliance.
Mais comme il faut au quina quelque choix,
Le vin en veut aussi bien que ce bois :
Le plus léger convient mieux au remède ;
Il porte au sang un baume précieux ;
C’est le nectar que verse Ganymède
Dans les festins du monarque des dieux.
Ne nous engageons point dans un détail immense :
Les longs travaux pour moi ne sont plus de saison ;
Il me suffit ici de joindre à la raison
Les succès de l’expérience.
Je ne m’arrête point à chercher dans ces vers
Qui des deux amena les arts dans l’Univers ;
Nos besoins proprement en font leur apanage :
Les arts sont les enfants de la nécessité ;
Elle aiguise le soin, qui, par elle excité,
Met aussitôt tout en usage.
Et qui sait si dans maint ouvrage
L’instinct des animaux, précepteur des humains,
N’a point d’abord guidé notre esprit et nos mains ?
Rendons grâce au hasard. Cent machines sur l’onde
Promenaient l’avarice en tous les coins du monde :
L’or entouré d’écueils avait des poursuivants ;
Nos mains l’allaient chercher au sein de sa patrie :
Le quina vint s’offrir à nous en même temps,
Plus digne mille fois de notre idolâtrie.
Cependant près d’un siècle on l’a vu sans honneurs.
Depuis quelques étés qu’on brigue ses faveurs,
Quel bruit n’a-t-il point fait ! de quoi fument nos temples
Que de l’encens promis au succès de ses dons ?
Sans me charger ici d’une foule d’exemples,
Je me veux seulement attacher aux grands noms.
Combien a-t-il sauvé de précieuses têtes !
Nous lui devons Condé, prince dont les travaux,
L’esprit, le profond sens, la valeur, les conquêtes,
Serviraient de matière à former cent héros :
Le quin fera longtemps durer ses destinées.
Son fils, digne héritier d’un nom si glorieux,
Eût aussi sans ce bois langui maintes journées.
J’ai pour garants deux demi-dieux :
Arbitres de nos jours, prolongez les années
De ce couple vaillant et né pour les hasards,
De ces chers nourrissons de Minerve et de Mars.
Puisse mon ouvrage leur plaire !
Je toucherai du front les bords du firmament.
Et toi que le quina guérit si promptement,
Colbert, je ne dois point te taire.
Je laisse tes travaux, ta prudence, et le choix
D’un prince que le Ciel prendra pour exemplaire
Quand il voudra former de grands et sages rois.
D’autres que moi diront ton zèle et ta conduite,
Monument éternel aux ministres suivants :
Ce sujet est trop vaste, et ma Muse est réduite
A dire les faveurs que tu fais aux savants.
Un jour j’entreprendrai cette digne matière ;
Car pour fournir encore une telle carrière,
Il faut reprendre haleine : aussi bien aujourd’hui
Dans nos chants les plus courts on trouve un long ennui.
J’ajouterai sans plus que le quina dispense
De ce régime exact dont on suivait la loi :
Sa chaleur contre nous agit faute d’emploi ;
Non qu’il faille trop loin porter cette indulgence.
Si le quina servait à nourrir nos défauts,
Je tiendrais un tel bien pour le plus grand des maux.
Les Muses m’ont appris que l’enfance du monde,
Simple, sans passions, en désirs inféconde,
Vivant de peu, sans luxe, évitait les douleurs :
Nous n’avions pas en nous la source des malheurs
Qui nous font aujourd’hui la guerre.
Le Ciel n’exigeait lors nuls tributs de la terre :
L’homme ignorait les dieux, qu’il n’apprend qu’au besoin.
De nous les enseigner Pandore prit le soin.
Sa boîte se trouva de poisons trop remplie.
Pour dispenser les biens et les maux de la vie,
En deux tonneaux à part l’un et l’autre fut mis.
Ceux de nous que Jupin regarde comme amis
Puisent à leur naissance en ces tonnes fatales
Un mélange des deux par portions égales ;
Le reste des humains abonde dans les maux.
Au seuil de son palais Jupin mit ces tonneaux.
Ce ne fut ici-bas que plainte et que murmure ;
On accusa des maux l’excessive mesure.
Fatigué de nos cris le monarque des dieux
Vint lui-même éclaircir la chose en ces bas lieux.
La Renommée en fit aussitôt le message.
Pour lui représenter nos maux et nos langueurs,
On députa deux harangueurs,
De tout le genre humain le couple le moins sage ;
Avec un discours ampoulé
Exagérant nos maladies,
Jupiter en fut ébranlé :
Ils firent un portrait si hideux de nos vies,
Qu’il inclina d’abord à réformer le tout.
Momus alors présent reprit de bout en bout
De nos deux envoyés les harangues frivoles :
« N’écoutez point, dit-il, ces diseurs de paroles ;
Qu’ils imputent leurs maux à leur déréglement,
Et non point aux auteurs de leur tempérament.
Cette race pourrait avec quelque sagesse
Se faire de nos biens à soi-même largesse. »
Jupiter crut Momus ; il fronça les sourcis :
Tout l’Olympe en trembla sur ses pôles assis.
Il dit aux orateurs : « Va, malheureuse engeance,
C’est toi seule qui rends ce partage inégal ;
En abusant du bien, tu fais qu’il devient mal,
Et ce mal est accru par ton impatience. »
Jupiter eut raison, nous nous plaignons à tort :
La faute vient de nous aussi bien que du sort.
Les dieux nous ont jadis deux vertus députées,
La constance aux douleurs, et la sobriété :
C’était rectifier cette inégalité.
Comment les avons-nous traitées !
Loin de loger en nos maisons
Ces deux filles du Ciel, ces sages conseillères,
Nous fuyons leur commerce, elles n’habitent guères
Qu’en des lieux que nous méprisons.
L’homme se porte en tout avecque violence
A l’exemple des animaux,
Aveugle jusqu’au point de mettre entre les maux
Les conseils de la tempérance.
Corrigez-vous, humains ; que le fruit de mes vers
Soit l’usage réglé des dons de la nature.
Que si l’excès vous jette en ces ferments divers,
Ne vous figurez pas que quelque humeur impure
Se doive avec le sang épuiser dans nos corps ;
Le quina s’offre à vous, usez de ses trésors.
Eternisez mon nom, qu’un jour on puisse dire :
« Le chantre de ce bois sut choisir ses sujets ;
Phébus, ami des grands projets,
Lui prêta son savoir aussi bien que sa lyre. »
J’accepte cet augure à mes vers glorieux ;
Tout concourt à flatter là-dessus mon génie :
Je les ai mis au jour sous Louis, et les dieux
N’oseraient s’opposer au vouloir d’Uranie.
Commentaires et observations diverses de MNS Guillon sur les fables de La Fontaine… – 1803.
C’est à la demande, non d’un médecin, non d’un apothicaire, mais de la charmante duchesse de Bouillon, que la Fontaine composa ce poème médical, consentit à célébrer les vertus de ce fébrifuge. La duchesse de Bouillon partageait l’engouement de la duchesse de Mazarin, sa sœur, pour cette précieuse écorce, dont l’anglais Tabor, qui se faisait appeler le chevalier Talbot, avait récemment propagé l’emploi en France, avec la recommandation, l’appui, de l’aimable Hortense.
En épousant chaleureusement la cause du puissant spécifique, ou, pour mieux dire, en suivant la mode nouvelle, les deux sœurs rendirent sans doute service à l’humanité, mais notre poète, en les secondant, en se résignant à cette tâche ingrate, risqua cependant plutôt d’ennuyer ses contemporains que de les convaincre. Peut-être céda-t-il à l’influence d’un médecin de ses amis, François de la Salle, dit Monginot, qui avait publié, sous le voile de l’anonyme, un traité intitulé ; De la Guérison des fièvres par le Quinquina (Lyon, 1679, Paris, 1680, 1681, 1683, 1686, 1688, in-12), traduit en latin par Théophile Bonnet, sous ce titre : Tractatus de febrium curatione per uswn Quinquinae, et imprimé dans le Zodiacus medico-gallicus (Genève, 1682).
Mais nous ne le pensons pas : quelle que fût son amitié pour Monginot, celui-ci n’aurait pu le déterminer sans doute à entreprendre une pareille besogne. Ce remède n’avait été introduit en Europe que vers 1638, après avoir guéri d’une fièvre opiniâtre la comtesse d’el Cinchon, femme du vice-roi du Pérou; guérison qui avait paru presque miraculeuse : d’où, les noms de Cinchona, ou poudre de la comtesse, Cinchonée, Cînchonacée, Cinchoniner etc. Les jésuites rapportèrent vers 1649 en Italie et en Espagne sous le nom d’ « écorce du Pérou », « poudre des pères », « poudre, des jésuites », puis a poudre du cardinal Lugo », qui le premier la fît connaître en France en 165o. Comme on la vendait au poids de l’or, les malades la prenaient à si petite dose, les falsifications étaient si fréquentes, qu’elle était bien souvent inefficace, et la plupart des médecins ne se faisaient pas faute de traiter de charlatans, d’empiriques, et même de sorciers ,ceux qu’ils recommandaient. Mais les cures nombreuses et radicales de Talbot en 1679, qui l’administrait infusée dans du vin, condamnèrent les détracteurs du quinquina au silence. Lorsque le Dauphin, Condé, la Dauphine, Golbert, le maréchal de Bellefonds, le duc de Les diguières, et plusieurs autres personnages illustres eurent été guéris par lui, Louis XIV ne put se refuser à lui donner sa protection : Talbot obtint pour son ” remède anglois ” une gratification de deux mille louis d’or et une pension annuelle de deux mille francs, et le Roi fit acheter à Cadix et à Lisbonne une grande quantité de ce fébrifuge pour les hôpitaux. C’est alors, selon l’expression de Racine (lettre à Boileau du 17 août 1687), que, la fièvre et la mode aidant, on ne vit plus à la cour que des gens qui avaient « le ventre plein de quinquina ».
Toutefois ce n’avait point été sans difficultés, sans luttes, que, même après les cures retentissantes que nous venons de rappeler, même après tant de preuves de la faveur royale, Talbot était arrivé à faire triompher son remède. …
“Poème Quinquina”