Portrait de Jean de La Fontaine(1621-1695). (extraits)
1 – 2
Sa jeunesse
— Jean de la Fontaine naquit, le 8 juillet 1621, à Château-Thierry. Son père était maître des eaux et forêts, et sa mère, Françoise Pidoux, fille d’un bailli de Coulommiers. Son éducation paraît avoir été fort négligée; on lui laissait lire, à l’aventure, tout ce qui lui tombait sous la main; et, de bonne heure, il prit l’habitude d’obéir à son caprice ou aux impressions du moment. Quelques livres de piété prêtés par un chanoine de Soissons ayant ému son imagination, il crut d’abord qu’il avait du goût pour l’état ecclésiastique ; et, vers sa vingtième année, il entrait à l’institut de l’Oratoire, puis au séminaire de Saint-Magloire, à Paris1. Mais il s’aperçut vite de sa méprise, et en 1641 revint chez son père, qui, dans l’espoir de ranger à la règle un fils trop désœuvré, s’empressa de le marier2, et de lui assurer la survivance de sa charge. Ce fut encore une erreur. Car sa vocation conjugale3 n’était pas plus sérieuse que l’autre; et ses inadvertances ne tardèrent point à le rendre aussi oublieux de son foyer que de son office. Des deux côtés, il ne vit qu’une sinécure, et des prétextes aux distractions insouciantes.
Tandis que, sous apparence d’inspecter les forêts, il promenait sa rêverie à l’ombre des bois soumis à sa juridiction4, une ode de Malherbe5 qu’il entendit réciter à un officier éveilla par hasard ses instincts poétiques6. Il se mit donc à lire nos vieux auteurs, surtout Rabelais, Marot, et ces fabliaux qui meublaient encore les bibliothèques de province. Épris d’une vive passion pour les pastorales de Racan, il s’essaya même à traduire librement l’Eunuque de Térence7 (1654).
Fontaine et Fouquet
— Ce fut alors qu’un parent de sa femme, J. Jannart, substitut de Fouquet dans son office de procureur général au Parlement de Paris, profita de l’occasion pour présenter La Fontaine au surintendant qui aimait et protégeait les lettres. Un si charmant esprit ne pouvait manquer de plaire à un connaisseur, et il devint rapidement le poète ordinaire d’une cour célèbre par ses magnificences. Ce cercle brillant lui inspira le Songe de Vaux, dés épîtres, des ballades, des sixains et dizains, par lesquels sa reconnaissance acquittait les quartiers de la pension8 que lui servait son Mécène. En ces pièces légères, il ne s’élevait guère au-dessus de Voiture, de Sarrasin ou de Benserade ; et s’il fut bon que la faveur de Fouquet, en l’initiant à la vie mondaine, lui donnât toute sa politesse, il risqua pourtant de s’assoupir ou de s’affadir parmi ces délices. Si ces douceurs s’étaient trop prolongées, un épicurien naturellement ami du sommeil et du rien faire courait le péril de se relâcher en tous sens. Dans un pareil milieu, les bagatelles frivoles lui seraient venues plus volontiers que les fables, avec leur morale agréable et forte. La disgrâce dont le contre-coup lui fut .si cruel le sauva donc des pentes faciles, le rendit à lui-même, et nous valut la touchante élégie où son génie éclata, non moins que son cœur, en des vers éloquents et courageux (1662) :
- Remplissez l’air de cris en vos grottes profondes,
Pleurez, nymphes de Vaux, faites croître vos ondes,
Les destins sont contents ; Oronte est malheureux 9.
Tout en prouvant qu’il aimait un bienfaiteur plus que ses bienfaits, il exerça sur l’opinion une influence clémente, et, mieux que tout avocat, réussit à changer en pitié la malignité publique. Aussi pouvait-il dire à bon droit :J’accoutume chacun à plaindre son malheur 10 -
L’épicurien.
- — Le Songe de Vaux une fois évanoui par la captivité de l’enchanteur, il retomba dans ses péchés mignons, et dépensa son temps, sa fortune ou son esprit, sans savoir comment, au jour le jour, au service de tous. Nul n’ignore de quelle façon expéditive il mangea son fonds avec son revenu 11. Ses confessions plus enjouées qu édifiantes nous dispensent d’entrer en des détails qui n’intéressent que sa vie privée ; nous ne suivrons donc pas les allées et venues de ce pigeon voyageur que « le plaisir de voir et l’humeur inquiète » égaraient loin de son nid. S’il visitait parfois Château-Thierry, c’était seulement pour y vendre quelque bout de terre, lorsqu’il fallait apaiser des créanciers trop pressants12. Il y a toute une légende sur les dissipations de ce volage qui serait sans excuse, s’il ne nous’ désarmait par un air d’inconscience tellement ingénue qu’on est tenté de lui pardonner ses étourderies comme à un enfant auquel la raison n’est pas encore” venue. Mais laissons dans l’ombre des faiblesses dont il fit pénitence, aux heures tardives du repentir.
Nous n’insisterons pas non plus sur les débuts qui révélèrent au public un talent de conteur qu’on ne peut louer sans en condamner l’emploi. Disons pourtant que la duchesse de Bouillon, nièce de Mazarin, partage la responsabilité morale du poète. Car ce fut elle qui l’engagea dans un genre où il avait pour précurseurs, outre les trouvères de race gauloise, Rabelais, Bonaventure Despériers et la reine Marguerite de Navarre, sœur de François Ier, sans parler de Boccace, de l’Arioste et du Pogge. Il figure donc ici en glorieuse compagnie; mais n’y cherchons pas les circonstances atténuantes d’une licence qu’aggrave la perfection littéraire à laquelle il dut l’équivoque popularité d’un succès assez compromettant pour que Louis XIV lui en ait gardé longue rancune. -
Le fabuliste (1668).
— Ce méfait d’une jeunesse trop persistante, il eut du reste à cœur de le faire oublier, au moins si l’on en juge par la préface de son premier recueil, composé de six livrets, qui parurent en 1668, sous ce titre modeste : Fables d’Ésope mises en vers par M. de. la Fontaine. En les dédiant au dauphin, à l’élève de Montausier et de Bossuet, il annonçait la bonne volonté de s’amender et de se réhabiliter. Il était temps ! ne touchait-il pas à la cinquantaine ?
L’illustre imprévoyant vivait alors au Luxembourg, sous le patronage d’Henriette d’Angleterre, dont il était gentilhomme ordinaire : fonction qui ne déroba rien à ses loisirs; car il semble que tous ses protecteurs se soient entendus pour respecter cette bienheureuse et féconde paresse qui était comme la. muse du voluptueux rêveur. Mais la mort précipitée de la duchesse d’Orléans lui ravit tout à coup la sécurité du lendemain. Il allait donc, comme la cigale, se trouver fort dépourvu, si un dévouement généreux n’eût été sa providence. Grâce à l’hospitalité de Mme de la Sablière dont les prévenances délicates corrigèrent envers lui les. torts de la fortune ou plutôt de son caractère, il put, durant vingt ans et plus, goûter, parmi les charmes d’une société spirituelle autant que distinguée, les bienfaits d’une libéralité discrète, et la douceur d’une amitié familière, mais respectueuse. Près de cette femme aimable, qui, savante sans afficher la science, et bonne sans ostentation, répara des légèretés mondaines par la pratique de la charité chrétienne13, puis par une conversion aussi sincère qu’éclatante (1683), on comprend que La Fontaine ait dit avec l’accent d’une tendre gratitude :
Qu’un ami véritable est une douce chose !
Ayant dès lors « bon souper, bon gîte et le reste », c’est-à-dire l’indépendance, les libres entretiens, l’intimité des affections choisies et toutes les joies de l’esprit, il ne cessa plus de s’appartenir sans réserve, et de s’abandonner aux enchantements de son imagination. C’est ce qu’atteste son second recueil de fables qui comprenait cinq livres, et parut en deux parties (1678 et 1679). Il s’y déploie dans la plénitude et la variété de son génie, sous les formes à la fois les plus vives et les plus sévères. Voilà son chef-d’œuvre. Car il y aura des inégalités de verve dans le douzième et dernier livre, qu’on appela le chant du cygne, et qui, destiné au jeune duc de Bourgogne, ne vit le jour qu’en 1694.
1. Il y entraîna son frère Claude, qui persévéra.
2. Il épousa en 1647 Marie Héricart, qui avait de la beauté, de l’esprit et aimait beaucoup trop les romans.
3. Le seul signe qu’il en ait donné est cette exclamation qui lui échappe dans Philémon et Baucis :
Ils s’aiment jusqu’au bout, malgré l’effort des ans.
Ah! si…. Mais autre part j’ai porté mes présents.
4. Il avoue n’avoir appris que par un dictionnaire les termes de l’art forestier, ce qu’est un bois en grume, un bois marmenteau, un bois de touche.
5. Le sujet de cette ode était un des attentats sur la personne d’Henri IV : Que direz-vous, races futures, etc. ?
6. Il composa des odes, et très-mauvaises, du moins au goût de son ami Maucroix, qui l’engagea fort à étudier les anciens.
7. C’était le temps où paraissaient les premières pièces de Molière.
8. recevait mille francs sur la cassette de Fouquet.
9.« En cette pièce, comme dans son discours en vers à Mme de la Sablière, sur l’idée de se convertir, comme dans Philémon et Baucis, ou le Songe d’un habitant du Mogol, il rencontrait pour l’expression de ses vœux, de ses regrets et de ses goûts un alexandrin plein et facile qui se loge de lui-même dans la mémoire, et qui est à loi autant que ceux de Corneille et Racine leur appartiennent ». Sainte-Beuve.
10. Quelques années après, passant par Amboise La Fontaine voulut visiter la chambre du château ou Fouquet avait été prisonnier. Ses larmes coulèrent avec amertume, et « sans la nuit, on n’auroit pu, dit-il, l’arracher de cet endroit. »
11 Jean s’en alla comme il étoit venu,
Mangeant son bien avec son revenu,
Tint les trésors chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien le sut dispenser :
Deux parts en fit, dont il souloit passer
L’une à dormir, et l’autre à ne rien faim.
12. Son bien seul y passa ; car il n’y avait pas communauté entre sa femme et loi, de sorte qu’elle put vivre à l’abri du besoin.
13. Elle est aussi pour hôte et commensal le voyageur Bernier. Son mari a laissé des madrigaux agréables.
Merlet, Gustave. Etudes littéraires sur le théâtre de Racine, Corneille et Molière. Chanson de Roland, Joinville, Montaigne, Pascal, La Fontaine, Boileau, Bossuet, Fénelon, La Bruyere, Montesquieu, Voltaire et Buffon. 1882. (Portrait de Jean de La Fontaine)