Dès mes débuts dans la composition de la fable, le public et les littérateurs étrangers, loin de me décourager par leurs critiques, m’ont, au contraire, témoigné un vif intérêt, et décerné d’eux-mêmes le titre de Fabuliste français.
Ce titre m’est sans doute donné pour l’originalité franche de mes sujets, nullement comme à une égale de La Fontaine.
Du reste, à bien parier, notre grand poète ne fut pas un fabuliste. Ses fables si admirées datent de l’antiquité, et la plupart des vers immortels qu’on y remarque sont des emprunts faits à divers auteurs.
Prenons, comme exemple, Le Chêne et le Roseau. Esope l’invente, Phèdre le versifie, Babrius l’orne, Avien l’embellit : au quinzième siècle, en France, Pierre Blanchet, plus tard, Gilles Corrozet, y ajoutent le charme de la naïveté gauloise; enfin, arrive La Fontaine ; il lit ses devanciers, les étudie, comprend leurs beautés, s’en empare, les résume, et nous raconte merveilleusement cette belle fable qu’il termine par une noble image virgilienne.
A-t-il fait là œuvre de fabuliste ?… non, il n’a fait qu’œuvre de maître narrateur. L’observation diminue peu le mérite réel de La Fontaine, car s’il avait l’esprit de tous à sa disposition, il avait, en revanche, la tâche ingrate de le condenser dans un récit piquant de quelques lignes, ce qui ne laisse pas que d’être difficile.
L’inventeur, lui, se trouve en présence de ses seuls moyens, mais une imagination riche se charge du travail de la production. Armé de cette baguette des fées, il n’a qu’à dire : je veux composer une fable ! et la fable éclot spontanément dans son cerveau. Point de peines, de combinaisons ; de plan, de réflexions, s’y livrer serait entraver l’activité des facultés créatrices qui lui sont départies. Il doit seulement attendre l’heure de l’inspiration ; jamais la devancer. C’est que la fable est l’indépendance même. Boileau, le sachant, ne l’a soumise à aucune règle. Lorsqu’elle est médiocre, en vain l’apologiste essaie le mieux pour la rendre bonne, il est obligé de convenir qu’il recourt à l’ennemi du bien ; sa fable restera toujours médiocre, elle ne lui permet qu’une légère retouche, un changement de mot, rien de plus.
Voyez nos fabulistes contemporains, hommes d’étude, hommes de lettres, ayant analysé les chefs-d’œuvre des poètes de toutes les nations ; certes, on ne saurait leur reprocher d’avoir négligé leurs fables ; elles sont travaillées ; ont-ils réussi à atteindre à la perfection de La Fontaine comme conteur ? Ils sont fort au-dessous de lui. Une abondance de conjonctions alourdit leur style ; souventes fois leur morale diffère du sujet traité. Ces défauts ne leur échappaient pas, ils les voyaient, mais que leur servait-il : la fable se refuse à la refonte, chaque apologiste est LUI.
Gardons-nous de le déplorer ; nous devons à cette particularité des idées personnelles pleines d’ingénuité et de finesses qui constituent l’une des plus sérieuses richesses littéraires dont puisse se prévaloir une époque : elle rend l’avenir tributaire du passé.
En lisant La Fontaine, Dorat, Florian, Dardenne, etc., malgré soi l’on évoque le génie d’Esope, de Locman, de Phèdre, d’Yriarté, de Pilpay ; leurs lauriers étendent une ombre sur nos gloires nationales.
Puis songeons que les traductions sont sujettes à vieillir et perdent, alors beaucoup de leur valeur. Nous ne citons plus celles de Pierre Blanchet. Elles firent cependant les délices de nos aïeux, non sans raison, comme on peut en juger par celle du Loup et de l’Agneau.
Fabliau charmant ! Par exemple, il nous démontre l’inadmissible prétention de La Fontaine, avançant que c’est, lui qui fait parler un langage nouveau aux bêtes. Ce langage était dans la bouche du loup d’Esope six cents ans avant l’ère chrétienne ; et sauf le « je tête encor ma mère » on retrouve dans les anciens auteurs les répliques du fort et du faible données comme étant de sa composition. Quoi de plus exquisement naïf que le plaidoyer de Pierre Blanchet ; les a parté sont malicieux au possible. Nous lui préférons la narration de notre poète, tout simplement parce que l’ancien français nous est peu familier.
Un temps viendra où nos successeurs liront aussi avec hésitation les fabulistes du dix-neuvième siècle. En ce temps-là, l’œuvre de La Fontaine, l’œuvre par excellence, taxée de divine, subsistera-t-elle entière ? Il est permis d’en douter. Pour qu’elle ne subisse pas la loi générale il faudrait deux choses : d’abord fixer la langue française dès aujourd’hui, ensuite l’imposer à tous les peuples, triomphe des classiques, exclusivement réservé aux langues mères reconnues utiles à l’étude approfondie des langues vivantes qui en dérivent. Or, le français n’est pas une langue mère, et la France n’a pas sur le globe un excédent de population lui assurant la suprématie du nombre, suprématie d’où résulte la domination souveraine exercée par les puissances à leur apogée.
A cette heure même, le chinois, l’anglais, le russe, l’allemand sont les langues les plus répandues. Nous risquons donc beaucoup de voir quelque jour tous nos ouvrages traduits. Alors, adieu les beautés de la forme ! le fond, seul immortel, demeurera intact. Les inventeurs y gagneront. Les lettrés de l’avenir, dédaignant les imitations des anciens, rechercheront avec curiosité leurs productions. L’esprit gaulois entrera en lutte avec l’esprit grec. Les idées gracieuses du fabuliste franc inspireront un autre La Fontaine. A son tour brillamment interprété il pourra revendiquer, à bon droit, le fleuron d’or pur de la couronne de son traducteur.
Est-ce à dire que tous les poètes, petits et grands, auront leur part d’immortalité ? Rien de moins sûr : Il est des originalités factices, passagères, nullement nées viables. Certains apologues sont bons seulement au moment où ils satirisent les travers d’une génération ; inapplicables aux autres, cette génération disparue, le temps creuse pour eux le gouffre de l’oubli.
Puisse ce livre avoir un meilleur sort. Je souhaite qu’il me survive. Si maints critiques futurs, sévères à mon égard, le jugent inférieur à l’œuvre de son interprète, la fable suivante que j’ai écrite en faveur d’Esope adoucira leurs sévérités et me rendra, j’espère, leur jugement plus favorable.
Les Roses.
La rose des jardins à la rose des bois
Reprochait sa simplesse :
Cinq feuilles pour atours étaient peu de richesse.
L’églantier repartit : c’est beaucoup quelquefois,
Car malgré vos attraits, vos grâces, vos appas,
Sans ma modeste fleur vous n’existeriez pas.
Préface d’Augusta Coupey, Rennes. 26 Décembre 1881.
- Augusta Coupey, 1838 – 1913