J’avais hérité de ma famille des biens considérables, j’en dissipai la meilleure partie dans les débauches de ma jeunesse; mais je revins de mon aveuglement, et, rentrant en moi-même, je reconnus que les richesses étaient périssables, et qu’on en voyait bientôt la fin quand on les ménageait aussi mal que je faisais.
Frappé de toutes ces réflexions, je ramassai les débris de mon patrimoine. Je vendis à l’encan en plein marché tout ce que j’avais de meubles. Je me liai ensuite avec quelques marchands qui négociaient par mer. Je consultai ceux qui me parurent capables de me donner de bons conseils. Enfin, je résolus de faire profiter le peu d’argent qui me restait; et dès que j’eus pris cette résolution, je ne tardai guère à l’exécuter. Je me rendis à Balsora, où je m’embarquai sur un vaisseau que nous avions équipé à frais communs.
Nous mîmes à la voile, et prîmes la route des Indes orientales par le golfe Persique, qui est formé par les côtes de l’Arabie Heureuse à la droite, et par celles de Perse à la gauche.
Dans le cours de notre navigation, nous abordâmes à plusieurs îles, et nous vendîmes et échangeâmes nos marchandises. Un jour que nous étions à la voile, le calme nous prit vis-à-vis une petite île presque à fleur d’eau, qui ressemblait à une prairie par sa verdure. Le capitaine fit plier les voiles, et permit de prendre terre aux personnes de l’équipage qui voulurent y descendre. Je fus du nombre de ceux qui y débarquèrent.
Mais dans le temps que nous nous divertissions à boire et à manger, et à nous délasser de la fatigue de la mer, l’île trembla tout à coup, et nous donna une rude secousse…
LXIIe NUIT
Sire, Sindbad poursuivant son histoire: On s’aperçut, dit-il, du tremblement de l’île dans le vaisseau, d’où l’on nous cria de nous rembarquer promptement; que nous allions tous périr; que ce que nous prenions pour une île était le dos d’une baleine. Les plus diligents se sauvèrent dans la chaloupe, d’autres se jetèrent à la nage. Pour moi, j’étais encore sur l’île, ou plutôt sur la baleine, lorsqu’elle se plongea dans la mer, et je n’eus que le temps de me prendre à une pièce de bois qu’on avait apportée du vaisseau pour faire du feu. Cependant le capitaine, après avoir reçu sur son bord les gens qui étaient dans la chaloupe, et recueilli quelques-uns de ceux qui nageaient, voulut profiter d’un vent frais et favorable qui s’était levé; il fit hisser les voiles, et m’ôta par là l’espérance de gagner le vaisseau.
Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d’un côté, et tantôt d’un autre, je disputai contre eux ma vie tout le reste du jour et de la nuit suivante. Je n’avais plus de force le lendemain, et je désespérais d’éviter la mort, lorsqu’une vague me jeta heureusement contre une île. Le rivage en était haut et escarpé, et j’aurais eu beaucoup de peine à y monter, si quelques racines d’arbres, que la fortune semblait avoir conservées en cet endroit pour mon salut, ne m’en eussent donné le moyen.
Alors, quoique je fusse très-faible à cause du travail de la mer, et parce que je n’avais pris aucune nourriture depuis le jour précédent, je ne laissai pas de me traîner en cherchant des herbes bonnes à manger. J’en trouvai quelques-unes, et j’eus le bonheur de rencontrer une source d’eau excellente, qui ne contribua pas peu à me rétablir. Les forces m’étant revenues, je m’avançai dans l’île, marchant sans tenir de route assurée. J’entrai dans une belle plaine, où j’aperçus de loin un cheval qui paissait. Je portai mes pas de ce côté-là, flottant entre la crainte et la joie, car j’ignorais si je n’allais pas chercher ma perte plutôt qu’une occasion de mettre ma vie en sûreté. Je remarquai, en approchant, que c’était une cavale attachée à un piquet. Sa beauté attira mon attention; mais, pendant que je la regardais, j’entendis la voix d’un homme qui parlait sous terre. Un moment ensuite cet homme parut, vint à moi, et me demanda qui j’étais. Je lui racontai mon aventure; après quoi, me prenant par la main, il me fit entrer dans une grotte, où il y avait d’autres personnes qui ne furent pas moins étonnées de me voir que je ne l’étais de les trouver là.
Je mangeai de quelques mets qu’ils me présentèrent; puis, leur ayant demandé ce qu’ils faisaient dans un lieu qui me paraissait si désert, ils me répondirent qu’ils étaient palefreniers du roi Mihrage, souverain de cette île; que chaque année, dans la même saison, ils avaient coutume d’y amener les cavales du roi, pour leur faire manger d’une sorte d’herbe toute particulière qui croissait dans cet endroit; qu’ensuite ils les ramenaient et que les chevaux qui naissaient de ces cavales étaient, par la vertu de cette herbe, plus beaux et plus forts que tous les autres, et destinés aux écuries du roi.
Le lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de l’île avec les cavales, et je les accompagnai. A notre arrivée, le roi Mihrage, à qui je fus présenté, me demanda qui j’étais, et par quelle aventure je me trouvais dans ses États. Dès que j’eus pleinement satisfait sa curiosité, il me témoigna qu’il prenait beaucoup de part à mon malheur. En même temps il ordonna qu’on eût soin de moi, et que l’on me fournît toutes les choses dont j’aurais besoin. Cela fut exécuté d’une manière que j’eus sujet de me louer de sa générosité et de l’exactitude de ses officiers.
Comme j’étais marchand, je fréquentai les gens de ma profession. Je recherchais particulièrement ceux qui étaient étrangers, tant pour apprendre d’eux des nouvelles de Bagdad que pour en trouver quelqu’un avec qui je pusse y retourner; car la capitale du roi Mihrage est située sur le bord de la mer, et a un beau port où il aborde tous les jours des vaisseaux de différents endroits du monde. Comme j’étais un jour sur le port, un navire y vint aborder. Dès qu’il fut à l’ancre, on commença de décharger les marchandises; et les marchands à qui elles appartenaient les faisaient transporter dans les magasins. En jetant les yeux sur quelques ballots et sur l’écriture qui marquait à qui ils étaient, je vis mon nom dessus. Et après les avoir attentivement examinés, je ne doutai pas que ce ne fussent ceux que j’avais fait charger sur le vaisseau où je m’étais embarqué à Balsora. Je reconnus même le capitaine; mais comme j’étais persuadé qu’il me croyait mort, je l’abordai, et lui demandai à qui appartenaient les ballots que je voyais. J’avais sur mon bord, me répondit-il, un marchand de Bagdad, qui se nommait Sindbad. Un jour que nous étions près d’une île, à ce qu’il nous paraissait, il mit pied à terre avec plusieurs passagers dans cette île prétendue, qui n’était autre chose qu’une baleine d’une grosseur énorme, qui s’était endormie à fleur d’eau. Elle ne se sentit pas plutôt échauffée par le feu qu’on avait allumé sur son dos pour faire la cuisine, qu’elle commença de se mouvoir et de s’enfoncer dans la mer. La plupart des personnes qui étaient dessus se noyèrent, et le malheureux Sindbad fut de ce nombre. Ces ballots étaient à lui, et j’ai résolu de les négocier jusqu’à ce que je rencontre quelqu’un de sa famille à qui je puisse rendre le profit que j’aurai fait avec le principal. Capitaine, lui dis-je alors, je suis ce Sindbad que vous croyez mort, et qui ne l’est pas: et ces ballots sont mon bien et ma marchandise…
LXIIIe NUIT
Sindbad, poursuivant son histoire, dit à la compagnie:
Quand le capitaine du vaisseau m’entendit parler ainsi: Grand Dieu! s’écria-t-il, à qui se fier aujourd’hui? il n’y a plus de bonne foi parmi les hommes. J’ai vu de mes propres yeux périr Sindbad; les passagers qui étaient sur mon bord l’ont vu comme moi, et vous osez dire que vous êtes ce Sindbad? Quelle audace! Donnez-vous patience, repartis-je au capitaine, et me faites la grâce d’écouter ce que j’ai à vous dire. Hé bien! reprit-il, que direz-vous? Parlez, je vous écoute. Je lui racontai alors de quelle manière je m’étais sauvé, et par quelle aventure j’avais rencontré les palefreniers du roi Mihrage, qui m’avaient amené à sa cour.
Il se sentit ébranlé de mon discours; mais il fut bientôt persuadé que je n’étais pas un imposteur; car il arriva des gens de son navire qui me reconnurent et me firent de grands compliments, en me témoignant la joie qu’ils avaient de me voir. Enfin, il me reconnut aussi lui-même; et, se jetant à mon cou: Dieu soit loué, me dit-il, de ce que vous êtes heureusement échappé à un si grand danger! je ne puis vous marquer assez le plaisir que j’en ressens. Voilà votre bien, prenez-le, il est à vous, faites-en ce qu’il vous plaira. Je le remerciai, je louai sa probité; et, pour la reconnaître, je le priai d’accepter quelques marchandises que je lui présentai; mais il les refusa.
Je choisis ce qu’il y avait de plus précieux dans mes ballots, et j’en fis présent au roi Mihrage. Comme ce prince savait la disgrâce qui m’était arrivée, il me demanda où j’avais pris des choses si rares. Je lui contai par quel hasard je venais de les recouvrer; il eut la bonté de m’en témoigner de la joie; il accepta mon présent, et m’en fit de beaucoup plus considérables. Après cela, je pris congé de lui, et me rembarquai sur le même vaisseau. Nous passâmes par plusieurs îles, et nous abordâmes enfin à Balsora, d’où j’arrivai en cette ville avec la valeur d’environ cent mille sequins. Ma famille me reçut, et je la revis avec tous les transports que peut causer une amitié vive et sincère. J’achetai des esclaves de l’un et de l’autre sexe, de belles terres, et je fis une grosse maison. Ce fut ainsi que je m’établis, résolu d’oublier les maux que j’avais soufferts, et de jouir des plaisirs de la vie.
Sindbad s’étant arrêté en cet endroit, ordonna aux joueurs d’instruments de recommencer leurs concerts, qu’il avait interrompus par le récit de son histoire. On continua jusqu’au soir de boire et de manger; et lorsqu’il fut temps de se retirer, Sindbad se fit apporter une bourse de cent sequins, et la donnant au porteur: Prenez, Hindbad, lui dit-il; retournez chez vous, et revenez demain entendre la suite de mes aventures.
Hindbad s’habilla le lendemain plus proprement que le jour précédent, et retourna chez le voyageur libéral, qui le reçut d’un air riant, et lui fit mille caresses. D’abord que les conviés furent tous arrivés, on servit et on tint table fort longtemps. Le repas fini, Sindbad prit la parole, et s’adressant à la compagnie: Mes seigneurs, dit-il, je vous prie de me donner audience, et de vouloir bien écouter les aventures de mon second voyage; elles sont plus dignes de votre attention que celles du premier. Tout le monde garda le silence, et Sindbad parla en ces termes:
“Premier voyage de Sindbad le marin”
- Les Mille et une Nuits