Charles Gérard
Poète et fabuliste XIXº
Petite fable que j’aurais pu dédier à M. Octave Mirbeau, l’ennemi des comédiens.
Certain jeune premier, d’une race de preux,
Faisant sonner son nom de Maurice de Creus,
Avait, pour les beaux yeux d’une limonadière,
Quitté les éperons, le feutre et la rapière
Qu’à la scène, devant un public ahuri,
Arborent les héros de M. d’Ennery.
Mais trop bien il savait que, dans les mélodrames,
Les grands seigneurs, amants heureux des grandes dames ?
Sans vergogne, avec des allures de vainqueurs,
Cueillaient les beaux écus aussi bien que les cœurs,
Et, tout en caressant leur génies colombelles,
Puisaient à pleines mains dans la bourse d’icelles.
Or donc, la dame avait un cabas bien garni,
Dont les rotondités faisaient à l’Antony
Oublier ses défauts, nez en casse-noisette
Et menton estompé d’une barbe follette,
Le cabot se gaudit au gré de tous ses vœux ;
La veuve lui passait la main dans les cheveux,
Et, sans compter, fourrait de l’argent plein ses poches.
Il eut des pardessus étonnants, les gavroches
Dans la rue admiraient ses cigares de choix,
Son pschutt invraisemblable épatait les bourgeois.
Hélas, tous nos bonheurs sont de courte durée.
Le gourmand, cédant à sa faim immodérée,
Et voulant à lui seul manger tout le gâteau,
Prît d’abord le cabas, puis la fuite. Tableau !
Pleurant son amour, la pauvre quadragénaire
A l’ingrat dépêcha bien vite un commissaire.
On l’empoigne, on le juge, on le jette en prison.
— N’avoir plus devant soi qu’un mur pour horizon,
Quand on rêvait d’aller, aimable destinée,
Contempler ton azur, ô Méditerranée ! —
C’est là que, retombé du faite des grandeurs,
L’infortuné cabot remâche ses rancœurs.
Mais, pour se consoler, et quand même espérant
Sa revanche, il répète avec philosophie :
Petit poisson deviendra grand
Pourvu que Dieu lui prête vie.
Charles Gérard
Beaumarchais : journal satirique, littéraire et financier / directeur-gérant : Louis Jeannin (Paris) Jeannin, Louis. Directeur de publication. 1883-05-20