Marie de France
Poétesse et fabuliste Moyen-âge
C’est dans la seconde moitié du XIIe siècle, aux environs de l’année 1175, qu’il faut placer l’époque où écrivit Marie de France. On doit également la supposer Normande de patrie et d’origine. Outre les Lais, qui propagèrent sa renommée jusqu’à nos jours, elle a laissé des fables, dont la plupart ont été reprises sans préméditation par La Fontaine, et un poème sur le Purgatoire de St-Patrice.
Elle a dédié ses fables à un comte Guillaume, que la critique s’est longuement et en vain efforcée d’identifier, ses lais à un Roi, qu’elle ne désigne pas davantage.
“Marie ai nom, si sui de France”
voilà tout ce qu’elle a jugé bon de nous dire sur elle-même.
Par bonheur la savante édition de M. Karl Warncke publiée en 1885(1) vint jeter quelque clarté dans ces ténèbres. On put tout à la fois situer l’œuvre dans le temps et dégager les origines probables de l’écrivain. Après cela, il devint facile de supposer que le roi mystérieux ne pouvait être un autre qu’Henri II Plantagenet et que l’énigmatique Guillaume devait être, selon toute vraisemblance, Guillaume Longue-Epée, fils naturel d’Henri II et de Rosemonde Clifford, comte de Salisbury (2).
Marie fut, d’ailleurs, longuement célèbre et ses lais de Bretagne furent recopiés un nombre considérable de fois. Ils furent même traduits à l’étranger et répandus jusqu’en Norvège.
Mais que fut-elle en Angleterre ? Grande dame, ou suivante ou simple jongleresse ? Rien jusqu’ici ne nous permet sur ce point de risquer une hypothèse. L’examen de ses œuvres témoigne seulement qu’elle fut savante et qu’elle connaissait plusieurs langues, notamment le latin. Fut-elle, à cette époque mystérieuse entre toutes où deux France rivales se combattaient, le porte-parole inconscient de telle secte plus ou moins teintée d’hérésie et qui d’Aquitaine en Irlande s’efforçait de faire grandir, à l’abri d’un certain idéalisme amoureux et mystique, l’esprit individualiste de purification par l’épreuve personnelle? On ne sait. En tout cas, Rome flaira le danger et, pour le conjurer à temps, sut faire momentanément alliance avec la royauté française, noyau de l’unité future.
Que les romans de chevalerie et notamment ceux que signa Chrestien de Troyes (3) aient eu d’autres fins que le simple délassement littéraire, auquel jusqu’ici la plupart des romanistes les ont cru voués, la thèse, croyons-nous, se peut logiquement démontrer. A l’époque où n’existait pas la presse, le récit du jongleur devait servir à entraîner l’opinion, à la condition d’user de déguisements efficaces. En recueillant de la bouche des harpeurs bretons les contes qu’elle prit la peine de transposer ensuite en rimes françaises, Marie pouvait donc être, même à son insu, l’instrument de divulgation d’idées nouvelles soigneusement encloses aux féeriques fantaisies amoureuses des lais. Il se peut aussi qu’elle ait pris cette peine par simple amusement personnel, et c’est ce que son prologue nous laisse entendre. Son œuvre, en tout cas, fut le trait d’union qui permit au Troubadourisme de prendre contact avec les derniers vestiges de l’initiation bardique. Et cela garde bien son importance. Une triple révolution devrait s’ensuivre : dans les lettres, dans les mœurs, dans les directions religieuses et politiques. Inconsciemment et par réaction, le Celtisme allait aider, chacun de leur côté, la France et l’Angleterre à réaliser leur nationalité psychologique. Ce sont là, au reste, questions complexes et bien en dehors des lais de Marie. Ne nous y attardons pas pour l’instant.
Biographie de Marie de France et ses fables
Pour nous, Marie de France reste, selon la belle pensée de M. Joseph Bédier, à qui Ton doit une magistrale étude :
” la plus ancienne de nos poétesses et avec Marguerite de Navarre, trois siècles avant elle, la plus aimable de nos conteuses françaises “. Elle peut se contenter de ces deux titres, qui la dispensent à nos yeux d’avoir eu du génie.
Elle semble s’être bornée à répéter d’anciennes légendes rythmées sur de vieux airs, et les musiques la séduisirent ; elle fut, sans s’en douter, une novatrice, ayant apporté, dit encore M. Joseph Bédier, « cette idée, grande en soi, que l’amour doit être la source des vertus sociales. « A la cour des Plantage-nets put ainsi germer ce que l’on a appelé la Première Renaissance, et la gloire demeure à Marie d’y avoir contribué.
Revivifiant d’un individualisme éperdu et mystique l’idéal chevaleresque des Troubadours, la conception qu’elle apporte fournit en même temps à la littérature un élément créatif d’ordre musical. Cet élément, Wagner saura Je retrouver, sept siècles plus tard, à travers les légendes arthuriennes adaptées par les minnesinger. C’est de là aussi que la Poésie anglaise tirera ce caractère « aérien » qui la distingue. Marie de France prépare à la fois le Roman de la Rose et
Chaucer, Wolfram d’Eschembach et l’Arioste ; elle est l’aïeule de Shelley, et, le canevas sur lequel elle brode ses arabesques de fantaisie, Racine y dessina ses cas de conscience passionnels, encore qu’il n’en ait rien connu.
Mais il n’est rien peut-être, qui se rapproche autant, pour le songe et l’atmosphère, du mouvement inauguré jadis par les Lais bretons de Marie, que le récent Symbolisme.
En lisant Eliduc ou Lanval, maintes fois je leur comparai mentalement les drames d’un Maeterlinck, les premiers poèmes d’un Henri de Régnier, ou les contes d’un Camille Mauclair, de construction si éperdument musicale, au point de fondre toute visualité de phrase et de pensée dans une architecture subtile de sentiments et de lignes, où s’accrochent a la fois l’émotion et le songe.
Cette âme de la Table-Ronde est moins éloignée de nous qu’on ne pourrait penser, moins distante surtout que celle, féodale et barbare, des Chansons de geste.
Il ne serait peut-être pas paradoxal de démontrer que cette âme raisonnante et tendre est venue s’épanouir dans le grand mouvement révolutionnaire, dont le Romantisme fut en littérature la répercussion, et qu’elle n’a cessé d’animer le don-quichottisme de nos aspirations humanitaires. Son mérite suprême est d’avoir persuadé à la force masculine et brutale de chercher sa perfection rédemptrice dans le culte de la féminité transcendante, hors des contraintes du dogme comme des abus de l’autorité.
Marie de France conta, et, ce faisant, ne parut pas s’apercevoir qu’elle propageait un nouvel évangile, celui de la grâce. Goethe, esprit profond s’il en fut, la trouvait exquise et ne chercha pas plus loin.
Faisons comme lui. Il ne saurait être déplaisant pour nous de retrouver dans un visage ancien certains traits qui continuent de parer les nôtres.
Avec Marie de France, on commence à pouvoir rêver ; et c’est ce que nul avant elle ne nous permet de faire.
Pour ma part, je trouve à l’aimer une raison supplémentaire, très spécieuse ; je découvre dans ces récits l’atmosphère de cette frontière anglo-normande d’autrefois, où j’ai ma famille et mes affections. Peut être vit-elle le jour un peu par de là, aux environs de ce Pont de l’Arche où elle situe l’action de son Lai des Deux Amants. Qui le dira ? En tout cas, sa façon de conter révèle déjà un tour d’esprit qui demeure celui de ce coin de province, théâtre de tant de luttes.
D’aucuns la veulent originaire de Compiègne. Mais sur quelles preuves s’appuient-ils ? Nous l’ignorons. Pour nous, il nous parait plus logique d’accepter l’avis de M. Bédier, qui était déjà celui de M. de Roquefort en 1932. Elle était Normande, connue Ambroise l’auteur de l’Estoir de la Guerre Sainte, et comme tant d’autres trouvères. Quant à son titre de Française, elle y tint, quoique émigrée en Angleterre, puisque c’est le seul détail personnel sur lequel elle ait pris la peine de nous renseigner expressément (4).
Pour le reste, elle se fiait vraisemblablement davantage en ses travaux qu’aux autres qualités dont elle aurait pu se réclamer.
Revenons donc aux Lais. Ceux-ci en thèse générale furent à l’épopée arthurienne ce que la cantilène est aux Chansons de geste, avec cette différence que le roman d’aventures fut dès sa naissance destiné sans doute à propager, sous le couvert de la fantaisie littéraire, une doctrine secrète.
Quoique empruntés pour la plupart à la matière de Bretagne, les lais de Marie pouvaient souffrir exception: la preuve en est fournie par ce Lai des Deux Amants, dont la scène est en Normandie et auquel nous faisions allusion tout à l’heure. Il sont aussi d’importance et d’étendue assez variables. Le caractère seul est stable, et c’est l’aventure du héros qui constitue tout l’attrait du récit, sans autre considération.
Ils tirent de là leur sens et leur portée.
Comme nous n’en reproduisons ici que six sur une quinzaine que l’on possède, nous ne pouvons faire mieux que d’indiquer succinctement le thème de quelques autres parmi les significatifs.
Nous emprunterons d’abord à M. Bédier l’analyse de Gugemar et quelques-unes de ses opinions. Nul mieux que l’auteur de Tristan et Yseult n’était qualifié pour prendre la parole à propos de Marie, et il nous est précieux de pouvoir, en ces difficiles matières, nous appuyer de temps en temps sur sa sûre érudition. Il pense que Marie de France a dû recueillir la matière de ses lais indistinctement sur des lèvres galloises et sur des lèvres bretonnes. Sept lais sont localisés en effet sur le Continent et de préférence dans la zone romanisée de la Bretagne, à Dol, à St-Malo, à Nantes. Ce sont Gugemar, le Frêne, le Bisclavret, le Laustic, le Chaitivel, Lanval, les Deux Amants. Les autres, ceux qui sont anonymes ou ceux dont l’attribution à Marie de France est douteuse se passent, comme ceux de Marie, tantôt en petite Bretagne, (Tydorel, Guingamor, Ignaures, Le Léchéor, Graelent), tantôt en Grande-Bretagne (Tyolet, Meliou, Le Trot, Doon, l’Epine).
Il pense également que les lais des jongleurs étaient mi parlés, mi chantés. «Les jongleurs racontaient leur récit en une prose plus ou moins improvisée et plus ou moins informe, et l’interrompaient de temps en temps pour chanter sur la harpe certaines parties de la légende plus propres à revêtir une forme lyrique.
Telle est la charmante chante-fable d Aucassin et Nicolette où des couplets de chanson interrompent la prose du récit. »
Quoi qu’il en soit, ravinement de la Poésie arthurienne signale en même temps celui de la Musique. De même, ultérieurement, chaque réveil de la conception idéaliste, qu’elle mit en œuvre pour la première fois, vint manifester un progrès dans cet art à la fois métaphysique et sensuel. Et le Symbolisme français, pour y revenir encore une fois, ne fit que prolonger littérairement les échos de la Musique de Wagner.
Déjà, dans sa trame vaporeuse de fantaisie teintée de surnaturel, chaque lai semble enfermer le germe d’un livret d’opéra.
Par l’entremise de M. Bédier, écoutons conter Marie
« Il vivait au temps ancien, en Petite Bretagne, dans le Pays de Léon, un chevalier récemment armé, Gugemar, preux et beau mais dédaigneux de l’amour. Un jour qu’il chassait en forêt, il poursuivit une biche blanche et son faon. Il la blessa ; mais, par un enchantement la flèche se retourna contre le chasseur et vint le frapper a son tour. Et comme il était tombé sur l’herbe drue, la biche, qui était fée, jeta sur lui ce sort :
— « Vassal, qui m’as navrée, jamais herbages, ni philtres ne te sauront guérir, mais seule, si tu peux la rencontrer, une femme qui souffrira pour toi plus « que jamais n’a souffert aucune femme, et pour qui tu souffrirais plus que jamais homme n’a souffert. « Maintenant, va t’en d’ici, laisse-moi! » — « Le blessé erre par la foret, jusqu’à ce que soudain un bras de mer s’étende devant lui. Au rivage est une barque d’ébène, une voile de soie flotte à son mât. « Il y monte pour chercher secours ; pas de matelots ni de pilote, mais un lit de cyprès et d’ivoire, incrusté d’or, couvert de martre zibeline et de pourpre d’Alexandrie; dans des candélabres d’or fin deux cierges brûlent. Il se couche épuisé sur le lit, et la barque merveilleuse l’emporte vers la haute mer. Elle aborde sur une rive inconnue, au pied d’un donjon de marbre vert, où vit en recluse la jeune femme d’un vieux jaloux, gardée par un prêtre plus vieux encore. Elle recueille, soigne, aime Je blessé. Mais comme ils savent qu’ils ne pourront longtemps celer leurs amours, ils font une convention : la jeune femme fait un nœud au vêtement du chevalier ; le chevalier attache une ceinture aux flancs de son amie, et tous deux jurent de n’aimer jamais que celle qui pourra défaire ce nœud, ou celui qui saura détacher cette ceinture. Et quand ils sont, en effet, surpris et séparés, les nœuds symboliques résistent, comme leur amour, à qui les veut délier, jusqu’au jour où, après mille souffrances endurées, se rencontrent les amants.
« Or a trespassée leur peine. »
« Dans le lai d’Yonec laissons encore parler M. Bédier — une jeune dame s’ennuie, enfermée avec ses servantes, et soupire au mois d’avril entrant. Elle rêve « aux aventures de Bretagne. » « J’ai souvent ouï conter, dit-elle, que l’on trouvait « jadis en ce pays des aventures qui délivraient les affligées. Les dames y trouvaient des amants beaux et courtois, preux et vaillants, et n’en étaient point blâmées ; car personne ne les voyait. Si cela fut
jamais vrai, O Dieu qui peux tout, qu’il vienne donc. Celui qui fera de moi sa volonté ! Et l’oiseau bleu vient, en effet, la visiter, sous la forme d’un autour, jusqu’au jour où il se déchire et perce le cœur aux pointes de fer dont une main jalouse a hérissé la fenêtre. Mais Yonec naîtra de cet amour et vengera plus tard les misères infligées aux auteurs de ses jours. »
« Comme la mère d’Yonec, l’amante de Milon s’ennuyait dans son château. La renommée du brillant chevalier lui inspira l’amour, et elle en prévint celui qu’elle admirait. Milon lui fait remettre un annel d’or et le rendez-vous a lieu bientôt
Delez la chambre en un vergier,
Où elle aleit esbaneier ;
Là instorent leur parlement
Milon e elle bien suvent :
Tant i vint Milon, tant l’aima,
Que la Dameisele enceinta.
Et voilà la pauvre amante au désespoir. Si sa faut st découverte, elle va être vendue à l’étranger. La complaisance d’une vieille servante facilita les choses. L’enfant naquit à l’insu de chacun et fut porté en Northumbrie chez une sœur de sa mère, riche dame, instruite et sage. Milon quitta la contrée et bientôt, par la volonté de son père, la tendre amoureuse fut mariée à « moult riche homme du pays ». Que va-t-elle devenir, si l’époux découvre que « jà n’est une pucelle » ? Enfin les noces eurent lieu et tout se passa bien. Milon fut de retour et désira le faire savoir à son amie. Que va-t-il faire ? Un cygne bien dressé sera son messager fidèle, et il suffira de le priver de manger pendant trois jours, pour qu’il rapporte la réponse à chaque missive. Ainsi la triste dame apprend-elle
« Les granz peines et la doulour
Que Milon souffre nuit et jour ».
Vingt ans durant, par ce moyen, fut entretenue la correspondance. Le fils de Milon avait eu le temps de grandir ; il était devenu un redoutable et parfait chevalier.
Après une joute où le fils triomphe de son père, ils se reconnaissent et, le mari de la sœur étant mort, Milon par les mains de son fils peut enfin s’unir définitivement à celle qu’il n’avait cessé d’aimer un seul jour.
Notes sur la vie de Marie de France
(1) Du Lais der Marie de France, herausgegeben von Kari Warncke, (Bibliotbeca Northmannica, Halle, 1885).
(2) M. Mall veut que Marie ait vécu non sons Henri II, mais sous Henry III d’Angleterre (Romania, XIV, 598,)
Marie a dédié ses Lais, non pas à Richard Ier toujours absent d’Angleterre, mais bien a Henri II, dont on connait la libéralité envers les poètes français, et l’intérêt pour les vieilles histoires insulaires. (Romania XXIV ,29o).
Pour M. de Roquefort (Poésies de Marie de France, Paris, 1832 ; Notice, page 12) comme pour Fauchet (Œuvres page 579), Pasquier (Recherches de la France, liv. VIII, chap. I p. 754, Massieu (Hist. de la Poésie française p. 157). Le Grand d’Aussy. {Fabliaux et Contes t.III, p. 441, t. IV, p. 151), Marie de France florissait vers le milieu du XIIIe siècle sous le règne d’Henri III d’Angleterre. M. de Roquefort en discute longuement et cite à l’appui de ses préférences le témoignage de Denys Pyramus à propos des Lais:
Ses Lais soleient as Dames plaire ;
De joie les oient et de gré ;
Car sunt selon lor volenté.
(3) Marie dut écrire ses Lais vers l’époque où Chrestien de Troyes composait son dernier ouvrage », dit M. Petit de Julleville qui résume ensuite très élégamment l’œuvre de cotre poétesse (Histoire de ta langue et de la Littérature française, tome Ier, pages 285 à 303).
(4) M. Warncke pense qu’il faut chercher l’origine de Marie en dehors du royaume anglo-normand, (Romania, XIV, 598) (Biographie de Marie de France)
- (Six Lais d’Amour) – Philéas Lebesgue, poète, romancier, essayiste, traducteur et critique littéraire, né le 26 novembre 1869 à La Neuville-Vault près de Beauvais et mort le 11 octobre 1958.