Gustave Bourassa , 1860 – 1904 ( 4ème. partie)
IV
Voilà deux caractères et deux personnages des fables, que j’ai choisis de préférence entre vingt autres, parce qu’ils reviennent plus souvent et qu’ils sont plus complètement et plus parfaitement traités. Dans ceux-ci comme dans les autres, la ressemblance du portrait avec son modèle est achevée ; le personnage reste partout et toujours fidèle à lui-même ; ses traits génériques sont ceux du groupe humain ou animal auquel il appartient. Ce sont des traits typiques, qui n’excluent pas d’ailleurs les traits individuels qu’exige la vérité particulière de chaque scène, de chaque tableau. Par leurs personnages, les fables sont donc vraiment dramatiques.
Les fables ont encore un autre grand mérite : elles révèlent une observation juste et fine de la nature, un sentiment exquis de ses beautés, une compréhension sympathique de tous ses mouvements et de tous ses aspects. On reconnaît, en les lisant, l’homme qui a fait de longues promenades et des rêveries sans fin à travers le monde des animaux et des plantes. Les bois, avec leurs hautes voûtes feuillues, leurs buissons épais, leurs racines moussues où l’on s’assied pour lire et pour rêver ; les plaines ondulant sous la moisson, à travers laquelle sautille l’alouette et où les petits oiseaux viennent picorer les épis en bravant la faucille du moissonneur ; le ruisseau où grouillent, dans l’eau transparente et rapide, les tanches que dédaigne le héron qui se promène sur ses bords ; la basse-cour, bruyante de gloussements et de caquets ; l’étable et l’écurie qui fument, bêlent et mugissent : il a tout traversé, tout observé, tout noté il y a pris mille images pittoresques et vivantes qui peuplent sa mémoire et viennent à son appel colorer et animer ses récits. Dans ses petits tableaux vifs, où il a peint des scènes champêtres, on reconnaît l’observateur attentif et l’ami de la nature.
Voyez, par exemple, ce serpent qu’un villageois vient de ramasser sur la neige,
Transi, gelé, perclus, immobile, rendu,
N’ayant pas à vivre un quart d’heure.
A peine ranimé par la chaleur de l’âtre,
Il lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt,
Puis fait un long repli, puis tâche à faire un saut,
puis, un instant après, devenu ” trois serpents ” sous les deux coups de cognée qui le tranchent,
Un tronçon, la queue et la tête,
” Sautillant, ” ” cherchant à se réunir. “
Voilà en quelques lignes, en quelques mots, une description complète, courte et vive, où l’on sert et la chose vue et l’intérêt de l’observateur qui a saisi et noté les moindres mouvements du reptile.
Ailleurs, c’est la description, si lestement enlevée, d’un âne prenant ses ébats dans ” un pré plein d’herbe et fleurissant”, où son maître l’a lâché :
…Le grison se rue
Au travers de l’herbe menue,
Se vautrant, grattant et frottant,
Gambadant, chantant et broutant,
Et faisant mainte place nette.
Non seulement on croit le voir, dans ses gambades extravagantes de bête libre et heureuse, mais on sent presque son plaisir tout physique, tout animal, qui éclate dans la consonance répétée et prolongée de ces participes accumulés.
Beaucoup de ces portraits de bêtes sont charmants de vérité. Souvent, un ou deux traits en font tous les frais : ” la dame du logis avec son long museau, ” la belette ; ” le héron au long bec emmanché d’un long cou ; ” le mulet ” marchant d’un pas relevé, en faisant sonner sa sonnette.” D’autres fois, plus complets et se dessinant avec plus de relief par l’opposition et le contraste : tels, le lièvre et la tortue, dans leur gageure et leur course ; l’un qui” regarde d’où vient le vent,” ” broute,” ” se repose,” ” s’amuse à tout autre chose que la gageure,” ” part enfin comme un trait,” multiplie ses ” élans,” pendant que l’autre part tout de suite et ” d’un train de sénateur,” ” s’évertue, ” ” se hâte avec lenteur, ” et finalement arrive la première. Tels, ce chat et ce jeune coq, décrits par le souriceau naïf et sans expérience, qui compare entre eux ces deux animaux d’aspect si différent, l’un ” doux, bénin et gracieux,” ” velouté comme nous,” ” longue queue,” ” une humble contenance,” ” un modeste regard, ” et ” pourtant l’œil luisant ; ” l’autre “turbulent et plein d’inquiétude,” avec une ” voix perçante et rude,” ” sur la tête un morceau de chair,” et “une sorte de bras dont il s’élève en l’air comme pour prendre sa volée,” ” la queue en panache étalée.”
Remarquez que ces portraits sont mis au compte d’un jouvenceau qui ignore certains mots, parce qu’il ignore les choses qu’ils désignent ; ce ” morceau de chair ” et cette ” sorte de bras ” sont bien d’un tout jeune souriceau qui n’a jamais vu de bête portant aile et crête, et qui rentre de sa première exploration au-delà des “monts qui bornent l’état ” où il a vu le jour. Ces traits nous montrent avec quelle fidélité La Fontaine adapte ses discours à l’âge, au caractère et à la situation de ses personnages.
Car il n’est pas moins soucieux de la vérité des discours que de celle des caractères et des descriptions, et c’est là encore une qualité essentielle du draine.
Qu’il nous révèle lui-même les sentiments et les impressions intimes de ses acteurs, ou qu’il les fasse parler, la note est toujours juste, toujours celle du caractère de l’acteur et de sa situation.
Aussi vrai que celui du souriceau novice est le monologue du ” petit rat de peu de cervelle “, qui, ” soûl des lares paternels,” part un jour en découverte, loin du trou et du cercle exigu où se sont étiolés ses premiers jours.
La moindre taupinée est mont à ses yeux, et dans les premières huîtres qu’il rencontre, il
Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord.
Sa fatuité égale sa naïveté, et c’est de la meilleure foi du monde qu’il en vient très vite à dédaigner l’existence casanière de l’auteur de ses jours :
Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :
Il n’osait voyager, craintif au dernier point.
Pour moi, j’ai déjà vu le maritime empire ;
J’ai passé les déserts…
Ils parlent presque tous ainsi, avec la même sincérité d’accent, le même bonheur d’expression, le même sentiment de leurs besoins et de leur état.
Ecoutez le petit poisson, pris à l’hameçon du pêcheur et sollicitant sa pitié :
Que ferez-vous de moi ? Je ne saurais fournir
Au plus qu’une demi-bouchée.
Laissez-moi carpe devenir :
Je serai par vous repêchée ;
Quelque gros partisan m’achètera bien cher :
Au lieu qu’il vous en faut chercher
Peut-être encore cent de ma taille Pour faire un plat : quel plat ! croyez-moi, rien qui vaille.
C’est là de l’éloquence de carpillon, et de la meilleure î Et celle des grenouilles donc !
Elles ont appris que le soleil, dont elles ont si souvent à souffrir, est sur le point de contracter mariage, et voici dans quels termes elles s’en plaignent au sort :
Que ferons-nous, s’il lui vient des enfants ?
……un seul soleil à peine
Se peut souffrir ; une demi-douzaine
Mettra la mer à sec, et tous ses habitants.
Adieu, joncs et marais : notre race est détruite ;
Bientôt on la verra réduite
A l’eau du Styx.
- Gustave Bourassa , 1860 – 1904 (IVe partie)