Du Curé qui avait une mère malgré lui :
Messieurs, l’aventure que je vais vous conter à vous et à vos amis est toute nouvelle. Elle est arrivée à un curé, que je connais.
Il avoit à-la-fois chez lui sa mère qui était vieille et bossue, et une mie qui étoit jeune et jolie. Or, je n’ai pas besoin de vous dire que ces deux femmes, ne rendant pas tout-à-fait les mêmes services, étoient vues aussi d’un œil un peu différent. Bonne cotte, bon manteau, ceinture d’argent, péliçons doublés d’écureuil et d’agneau, rien ne manquoit à la belle, et Dieu sait comme les voisins jasoient. La mère, au contraire, étoit obligée de se passer de tout. Il est vrai que son fils partageoit avec elle le pain, les pois et le potage qu’il mangeoit; mais quand il s’agissoit de surcot, de péliçon, d’ajustements, choses dont la vieille eut été aussi curieuse que la jeune personne, elle avoit beau demander, il refusoit toujours. Naturellement hargneuse et contrariante, elle le tracassoit sans cesse : du matin au soir c’étoient des reproches. Lui, de son côté, se plaignoit de sa mauvaise langue qui alloit le décrier dans le voisinage et qui le forçoit de ne plus voir personne. Enfin les querelles devinrent si vives qu’un beau jour, dans un moment d’humeur, il lui annonça qu’il falloit se séparer et qu’elle n’avoit qu’à prendre son parti. D’abord elle refusa de sortir; et, dans l’espoir sans doute de l’intimider, elle le menaça d’aller dénoncer à l’évêque sa coquine et de révéler toute leur vie secrète. « Eh bien! partez, répartit le fils en colère, et n’oubliez rien de ce que vous avez vu, car jamais vous n’en verrez davantage. »
Elle sortit comme une forcenée, alla se jeter aux pieds de l’évêque et lui demanda vengeance d’un enfant dénaturé qui, après l’avoir traitée long-temps d’une manière indigne, venait enfin de la chasser pour complaire à une malheureuse.
Le prélat promit de lui faire justice. Il devait, à quelques jours de là, tenir les plaids. Dans l’instant il envoya signifier au fils coupable l’ordre de s’y trouver; il recommanda la même chose à la vieille, et elle n’y manqua pas.
Déjà il y avait dans la salle, quand elle y parut, plus de deux cents prêtres, beaucoup de clercs et des gens de tout état1. Elle perça la foule et alla rappeler à l’évèque le sujet qui l’ame-noit à sa cour. Il lui dit de ne pas s’éloigner et d attendre que son fils vînt, assurant que son intention étoit de le suspendre et de lui ôter son bénéfice. A ce mot de suspendre, dont elle ne connoissoit point la signification, la bonne femme se troubla. Elle crut qu’on vouloit faire pendre son fils, et ses entrailles maternelles se soulevant alors en faveur de l’ingrat qu’elle avoit porté dans son sein et nourri de son lait, elle se repentit d’avoir écouté sa colère. Si par sa retraite elle avoit pu arrêter les suites de cette affaire, elle l’eut fait sans hésiter, mais il étoit trop tard, son fils avoit été mandé, il n’en eût pas moins été puni.
Il lui vint dans l’esprit un expédient: c’était de jeter la faute sur le premier prêtre qui entrerait, et de se dire sa mère. Effectivement, un chapelain au teint vermeil, au double menton, au ventre arrondi, étant survenu dans le moment : « Sire, sire! s’écria la vieille, voici mon « fils. » L’évêque le fit approcher. Du ton le plus sévère il lui reprocha son ingratitude envers une mère qu’il laissait manquer de tout, tandis qu’il couvrait de fourrures de gris et de vair une prostituée, et lui demanda si c’était au scandale et à la débauche qu’il destinait les biens que lui confiait l’église. Le chapelain étonné répondit qu’il savait assez bien ses devoirs pour ne jamais donner lieu à de pareilles plaintes de la part de sa mère, s’il en avait une; mais il protesta que la sienne était morte depuis long-temps, et que, quant à cette femme, non-seulement il ne la connaissait pas, mais qu’il ne se rappe-loit pas même l’avoir jamais vue. Comment, malheureux! ce n’est pas assez de la maltraiter, vous osez encore la renier ! et devant moi! Sortez d’ici, je vous suspends de toutes fonctions. »
A cette sentence, le chapelain éperdu demanda grâce et promit de faire tout ce qu’on exigerait de lui. « Je veux bien vous pardonner, reprit le prélat, mais à condition que vous ramènerez votre mère chez vous, que vous aurez pour elle les égards et les soins qu’elle mérite, que vous l’habillerez avec décence, et que jamais enfin je n’entendrai ni de sa bouche ni même d’une bouche étrangère, le moindre reproche sur votre conduite envers elle. » L’autre se retira fort honteux. Il fit monter la vieille sur son cheval et revint chez lui, la tenant tristement dans ses bras.
A peine avaient-ils fait une lieue qu’ils rencontrèrent sur la route le fils qui se rendait aux plaids. Le chapelain le salua et lui demanda où il allait ainsi. « Je suis mandé à la cour de l’évêque, répondit celui-ci, et vais voir ce qu’il me veut. — Je vous souhaite une aussi bonne « journée que la mienne, reprit le premier. Il m’avoit mandé comme vous, je ne savois trop a pourquoi, c’étoit pour me donner une mère, et me voilà chargé de nourrir cette vieille. »
Le fils rit beaucoup de l’aventure, d’autant plus qu’il venait de reconnaitre sa mère, qui lui faisait signe de se taire et de ne point se déceler. « S’il vous a donné une mère, à vous qui étiez des « premiers, continua le fils, j’ai grand peur vraiment qu’il ne m’en donne deux, à moi qui viens « ensuite. Beau confrère, écoutez. Supposé qu’il « se trouvât quelqu’un d’humeur à se charger « de la vôtre et à vous en débarrasser, dites -« moi, que lui donneriez-vous?— Par ma foi, « puisqu’il faut vous parler net, je ne serais pas « dans ce cas un homme à chicaner sur le prix; « et s’il se rencontrait marchand de bonne volonté, clerc ou villain, n’importe,qui m’en délivrât, je donnerais bien jusqu’à quarante livres . « — Touchez là, beau frère, je suis votre homme « et prends le marché, si la bonne y consent. » Celle-ci ne demandait pas mieux. On se rendit chez le chapelain, qui compta les deniers et donna caution pour l’avenir. Il paya fort exactement chaque année. La vieille, par ce moyen, cessa d’être à charge à son fils, et ils vécurent ensemble de bonne amitié.
Du Curé qui avait une mère malgré lui ” , Recueil de Barbazan, tome III, page 190
Notes :
Voltaire, décrivant les malheurs du règne infortuné de Charles VI, renvoie à ce temps de désastres ceux qui regrettent l’ancien gouvernement. Je renverrais de même à la lecture du discours de l’abbé Fleury et à la note du fabliau précédent sur les intestats, ceux qui voudraient aujourd’hui voir le clergé recouvrer son ancienne puissance.
C’est François Ier qui, par son ordonnance de i539, a restreint cette puissance et cette immense juridiction.