Du Marchand qui perdit sa bourse, ou l’Homme qui portait un grand trésor
Un riche marchand portait dans un sac mille besants, avec un serpent d’or dont les yeux étaient de jagonce * En parcourant la ville, son sac se perdit. Il courut tout de suite au bedeau , et fit crier dans les rues que celui qui le lui rapporterait aurait pour récompense cent besants.
Un pauvre homme l’avait ramassé; mais dès qu’il apprit qu’on le réclamait, il voulut aller le rendre : sa femme s’y opposa tant qu’elle put. Elle prétendait que, puisque Dieu leur avait envoyé cette bonne fortune, il fallait en profiter. « Non, disait le bon homme, argent dérobé a ne fait jamais profit. Soyons honnêtes gens, c’est le moyen d’être estimés; et puis, après tout, les cent besants qui sont promis ne suffisent-ils pas pour nous mettre à notre aise et nous rendre riches à jamais. »
il alla donc chez le marchand et lui demanda la récompense annoncée par le bedeau. Mais le marchand, qui était un malhonnête homme et qui eût voulu ne rien donner, ouvrant le sac comme pour voir si tout s’y trouvait, dit qu’il manquait un serpent d’or, et qu’il y en avait deux quand il l’avait perdu. Sur cela grande dispute. Les riches de la cité survinrent; ils ne manquèrent pas de prendre parti pour le marchand qui était bourgeois comme eux, et, selon l’ordinaire, de se déclarer contre le pauvre, qu’ils accusèrent de larcin et qu’ils conduisirent devant le juge. Le bruit que firent ces débats parvint aux oreilles du roi. Il se fit amener les parties et chargea du jugement de ce procès le philosophe dont je vous ai déjà parlé.
Le sage alors appela l’homme pauvre. Il lui fit jurer qu’il n’avait rien pris du sac, après quoi il prononça ainsi : « Ce marchand est un homme d’honneur, que je n’ai garde de soupçonner assurément. Ses discours ne peuvent manquer d’être vrais, et encore une fois je ne le crois pas capable de demander ce qui ne lui appartiendrait pas. Mais il réclame un sac avec deux serpents : or, celui-ci n’en a qu’un, ce n’est donc pas le sien, et je lui conseille de le faire de nouveau crier par le bedeau. Quant au sac que voilà, comme il n’a point de maître, il est de plein droit à vous, sire roi; et je suis « d’avis que vous le gardiez jusqu’au moment où viendra se présenter quelqu’un à qui on sera sur qu’il appartient. Mais cependant cet honnête homme qui a eu la probité de le rapporter a compté sur cent besants : on les lui avait promis, et il est juste qu’il ne sorte pas « sans les recevoir. »
Le roi ainsi que l’assemblée approuva cette sentence, et ce qu’avait proposé le philosophe fut suivi.
“Du Marchand qui perdit sa bourse, ou l’Homme qui portait un grand trésor”, Recueil de Rarbazan, tome II, page 120.
: Notes
En 1156, des médailles antiques avaient été trouvées près de Vermanton en Bourgogne. Un certain Miles s’en empara comme seigneur. Les religieux de l’abbaye de Régny les réclamèrent au même titre. Cette dispute occasiona un procès que les moines portèrent devant le pape : c’était Adrien IV, et celui-ci, par une bulle, ordonna à Miles de restituer le trésor. ( Chartularium Regniacum.)
Dans un compte de la prévôté de Paris, année 1511 ( Sauval, tome III page 554, il est mention de certaine somme payée à quelqu’un, pour avoir dénoncé un jeune homme qui avait trouvé une bourse, laquelle devait appartenir au roi par droit d’aubaine.
1 – Jagonce – Pierre précieuse du genre des grenats.
2 – bedeau – courut tout de suite au bedeau, et fit crier dans les rues. Les bedeaux étaient des huissiers ou sergents l’un rang inférieur. Ils citaient aux plaids les personnes que le juge sommait de comparaître et exécutaient ses sentences. Quelquefois ils percevaient les impôts. En un mot, leurs fonctions étaient pour la plupart ou odieuses ou viles. Dans le conte, ils sont crieurs publics.