Les bœufs d’un villain avaient si mal travaillé: ils l’avaient tant fait jurer, qu’enfin, dans son impatience, il souhaita qu’ils fussent mangés du loup. Or vous saurez que là tout auprès était un loup qui entendit le souhait du villain, et qui vint aussitôt se présenter à lui pour avoir les bœufs. Celui-ci de les refuser, comme vous l’imaginez bien; l’autre d’insister: là-dessus grande dispute. Un renard passe par là : on le choisit pour arbitre.
Le nouveau juge commence d’abord par faire jurer aux deux parties qu’elles s’en rapporteront à son jugement, quel qu’il soit. Quand leur serment est fait, il tire le villain à l’écart, et lui dit à l’oreille: « Ecoute, l’ami: il ne tient qu’a moi dans ce moment-ci de te ruiner pour jamais si je veux. Mais je ne suis pas méchant, et tu vas en voir la preuve. Veux-tu me promettre une poule grasse pour moi, avec une oie pour ma femme? Je te promets, en retour, non-seulement de prononcer en ta faveur, mais encore de te livrer vivant le loup, ton ennemi. »
I.es conditions ayant été acceptées, il va de même parler secrètement au loup. « Cousin, lui dit-il, tu sais bien, entre nous,’que tu n’as aucun droit sur les bœufs de ce manant. Je viens de le sermonner néanmoins; et, à force de re présentations j’ai obtenu de lui, pour dédommagement, un beau et grand fromage qu’il destinait au baron son seigneur. Si tu veux en goûter, suis-moi, je sais où il l’a mis. »
En parlant ainsi, il le conduit vers un puits voisin, et lui montre l’image de la pleine lune qui se peignait dans l’eau, car déjà la nuit était commencée. « Le voilà, dit-il, ce fromage délicieux que j’ai enfin extorqué; voilà la cave où on le gardait : allons, descends. »
Le loup, défiant et soupçonneux, n’osa point s’y risquer; l’autre » qui ne pouvoit l’attirée dans le piège qu’en lui inspirant par son exemple une certaine confiance, se met dans un des seaux et lorsqu’il est arrivé à l’eau, il y enfonce la tête comme s’il voulait tout manger à lui seul. « Apporte-m’en donc un morceau, lui crie le loup.
« —Je ne le puis, mon ami, il est trop lourd, il faut que tu viennes toi-même. »
Sire loup a tant de peur d’arriver trop tard, qu’il se précipite dans le seau vide. Plus lourd que le renard, il l’enlève et descend à sa place. Celui-ci en passant le félicite sur sa bonne fortune, « Je désire que le fromage soit à ton goût, lui dit-il; mais n’en mange pas trop cependant, car je vais avertir le villain, et je suis persuadé que tu auras de lui quelque autre chose.
Recueil de Barbazan, tome II, page 144 “Du Villain qui donna ses Boeufs au Loup “