Du Villain qui gagna paradis en plaidant.
Un villain mourut, et, ce qui peut-être jamais n’arriva qu’à lui seul, personne au ciel ni aux enfers n’en fut averti. Vous dire comment cela se fit, je ne le saurois. Ce que je sais seulement, c’est que par un hasard singulier, ni anges ni diables, au moment qu’il rendit son âme, ne se trouvèrent là pour la réclamer. Seul donc et tout tremblant, le villageois partit sans guide; et d’abord , puisque personne ne s’y opposoit, il prit son chemin vers le paradis. Cependant comme il n’en connoissoit pas trop bien la route, il craignoit de s’égarer; mais heureusement, ayant aperçu l’archange Michel qui y conduisoit un élu, il le suivit de loin sans rien dire, et le suivit si bien qu’il arriva en même temps que lui à la porte.
Saint Pierre, dès qu’il entendit frapper, ouvrit au bel ange et à son compagnon ; mais quand il vit le manant tout seul: « Passez, passez, lui dit-il, on n’entre point ici sans conducteur, et « l’on n’y veut pas de villains. — Villain vous même, répondit le paysan. Il vous convient bien à vous qui avez renié par trois fois notre Seigneur de vouloir chasser d’un lieu où vous ne devriez pas être, d’honnêtes gens qui peut-être y ont droit. Vraiment voilà une belle conduite pour un apôtre, et Dieu s’est fait un « grand honneur en lui confiant les clefs de son paradis.
Pierre, peu accoutumé à de pareils discours, fut tellement étourdi de celui-ci qu’il se retira sans pouvoir répondre. Il rencontra saint Thomas auquel il conta naïvement la honte qu’il venoit d’essuyer. Laissez-moi faire, dit Thomas; je vais trouver le manant et saurai bien le faire déguerpir. Il y alla en effet, traita assez durement le malheureux, et lui demanda de quel front il osoit se présenter au séjour des élus où n’entrèrent jamais que des martyrs et des confesseurs. « Eh ! pourquoi donc y êtes-vous, répartit le villain , vous qui avez manqué de foi, vous qui n’avez pas voulu croire à la résurrection, qu’on vous avoit pourtant bien annoncée, et auquel il a fallu faire toucher au doigt les « plaies du ressuscité ? Puisque les mécréants entrent ici, je puis bien y entrer, moi, qui ai toute jours cru comme un bon fidèle ». Thomas baissa la tête à ce reproche, et sans attendre davantage il alla tout honteux retrouver Pierre.
Saint Paul, venu là par hasard, ayant entendu leurs plaintes, se moqua d’eux. Vous ne savez, point parler, leur dit-il; et jurant par son chef qu’il alloit les venger et les débarrasser du villain, il s’avance d’un air fier et le prend par le bras pour le chasser. « Ces façons-là ne me surprennent point, répond le villageois. Persécuteur « ou espion des chrétiens, vous avez toujours été un tyran. Pour vous changer il a fallu que « Dieu ait déployé tout ce qu’il sait en fait de « miracles; encore n’a-t-il pu vous guérir d’être « un brouillon, ni vous empêcher de vous quereller avec Pierre, qui pourtant étoit votre chef. Vieux chauve, rentrez, croyez-moi; et « quoique je ne sois parent ni de ce bon saint Étienne ni de tous ces honnêtes gens que vous avez si vilainement fait massacrer, sachez que je vous connois bien. »
Malgré toute l’assurance qu’il avoit promise, Paul fut déconcerté. Il retourna auprès des deux apôtres qui, le voyant aussi mécontent qu’eux, prirent le parti d’aller se plaindre à Dieu.
Pierre, comme chef, porta la parole. Il demanda justice, et finit par dire que l’insolence dit villain lui avoit fait tant de honte qu’il n’oseroit plus retourner à son poste, s’il croyait l’y retrouver encore. Eh bien ! je veux aller moi-même lui parler, dit Dieu. Il se rend aussitôt avec eux à la porte; il appelle le manant qui attendoit toujours, et lui demande comment il est venu là sans conducteur, et comment il a l’assurance d’y rester après avoir insulté ses apôtres. « Sire, ils « ont voulu me chasser, et j’ai cru avoir droit « d’entrer aussi bien qu’eux ; car enfin je ne vous « ai pas renié, je n’ai pas manqué de foi envers « votre sainte parole, et n’ai fait emprisonner ni a lapider personne. On n’est pas reçu ici sans jugement, je le sais; eh bien! je m’y soumets; Sire Dieu, jugez-moi. Vous m’avez fait naître dans la misère: j’ai supporté mes peines sans me plaindre et travaillé toute ma vie. On m’a dit de croire à votre Évangile; j’y ai cru. On m’a prêché je ne sais combien de choses; je lésai « faites. Bref, tant que vous m’avez laissé des jours,j’ai tâché de bien vivre et n’ai rien à me « reprocher. Venoit-il chez moi des pauvres? je les logeois, je les faisois asseoir au coin de mon feu, et je partageois avec eux le pain gagné à la sueur de mon front. Vous savez, Sire, si je vous ments en la moindre chose. Dès queje me suis vu malade, je me suis confessé et j’ai reçu les sacrements. Notre pasteur nous a toujours annoncé que, qui vivroit et mourroit ainsi, paradis lui seroit donné : je viens en conséquence vous le demander. Au reste, vous m’y avez fait entrer vous-même en m’appelant pour vous répondre; m’y voilà, j’y resterai : car vous avez dit dans votre Évangile, souvenez-vous en : il est entré , qu’on l’y laisse ; et vous n’êtes pas capable de manquer à votre parole. — Tu l’as gagné par ta plaidoirie, dit Dieu, restes-y, puisque tu as si bien su parler. Voilà ce que c’est d’avoir été à bonne école. »
Recueil de Barbazan, tome IV, page 114. Du Villain qui gagna paradis en plaidant.