Jean-François de La Harpe
Critique, homme de lettres, analyses – Éloge de Fénelon par La Harpe
Éloge de Fénelon par La Harpe. – PARTIE 1 – 2
L’ enthousiasme de religion considéré en lui-même, indépendamment des diverses croyances, est le plus puissant de tous et le plus exalté. Comme il appartient tout entier à l’ imagination, il est sans bornes comme elle. Il s’ élance au-delà des temps et habite dans l’ éternité. Il ne change pas les caractères, qu’ en général rien ne change ; mais il porte toutes les qualités morales au plus haut point d’ activité : il ajoute aux terreurs d’ une âme craintive, et le solitaire vit immobile, l’ œil attaché sur les menaces de l’ autre vie et sur les profondeurs des enfers : il transporte une âme impétueuse, et l’ ardent missionnaire vole aux extrémités du monde pour y porter ses opinions et y chercher le trépas : il agite une âme inquiète et ambitieuse, et le sectaire veut régner sur les esprits, et se dit envoyé de Dieu pour troubler le monde : il tourmente une âme mélancolique et sombre, et le bonze et le fakir exercent leur rage contre eux-mêmes, et offrent leur sang, leurs blessures et leurs supplices au ciel qui les épouvante : il aigrit une âme dure et cruelle, et alors le nom de Dieu est profané, et l’ intolérance tire le glaive : enfin il a dû produire également le zèle courageux de Xavier et les extases de sainte Thérèse, le fanatisme héroïque des croisades, et les emportemens de Luther, et il dut embraser l’ âme pure et tendre de Fénelon de l’ amour de l’ ordre, de la vérité et de la paix, réunis dans l’ idée d’ un dieu. Puisque Fénelon étoit destiné à l’ erreur, cette erreur au moins ne pouvoit être qu’ un excès d’ amour. C’ étoit l’ essence de son caractère. L’ amitié, toute sublime qu’ elle est quand elle est jointe à la vertu, ne suffisoit pas à cette intarissable sensibilité. Il lui falloit un objet immortel, et l’ on conçoit sans peine qu’ il fut vivement frappé de l’ idée d’ aimer toujours, et d’ aimer sans intérêt et sans crainte. Sa religion n’ étoit qu’ amour. Toutes ses pensées étoient célestes. Il suffit de lire dans son Télémaque la description de l’ Élisée, pour voir combien il se transportoit facilement dans un autre ordre de choses. Ce morceau est le chef-d’ œuvre d’ une imagination passionnée : toutes les expressions semblent au dessus de l’ humain. C’ est la peinture d’ un bonheur qui n’ appartient pas à l’ homme terrestre, et qui ne peut être conçu et senti que par une substance immortelle. En le lisant, on est enlevé dans les cieux, et l’ on respire en quelque sorte l’ air de l’ immortalité. Ceux qui ont observé que l’ on a toujours réussi à peindre l’ enfer et jamais le paradis, n’ ont qu’ à jeter les yeux sur l’ Élisée du Télémaque, et ils feront du moins une exception. Plus susceptible qu’ aucun autre d’ affections extrêmes et de jouissances spéculatives, Fénelon parut avoir porté trop loin le plaisir d’ aimer Dieu. Il n’ est point de mon devoir de discuter cette controverse théologique, ni même d’ examiner comment l’ amour de Dieu a pu être l’ objet d’ une controverse. Je ne retracerai point non plus l’ histoire de cette secte appelée quiétisme, et j’ écarte de Fénelon cet odieux nom de secte qui semble si peu fait pour lui. J’ en crois ses protestations renouvelées tant de fois pendant sa vie et au moment de sa mort, contre l’ abus qu’ on pourroit faire de ses expressions pour les tourner en hérésie, et je ne saurois croire que la secte de Fénelon ai pu jamais être autre chose que cette grande et respectable société d’ hommes vertueux répandus sur la terre et éclairés par ses écrits. Ce qui intéresse sa mémoire et notre admiration, c’ est le contraste de sa conduite avec celle de ses adversaires. Ce n’ est pas qu’ on veuille obscurcir du moindre nuage la victoire décernée à leur doctrine ; mais on ne peut se dissimuler tout ce que mêlèrent les intérêts humains à ces combats d’ opinions et de dogmes. En parcourant les mémoires du siècle, on voit les athlètes de Port-Royal fatigués de cette longue et pénible lutte, où ils triomphoient par écrit tandis qu’ on les accabloit par le pouvoir, se retirer de la lice avec adresse ; et alarmer la religion et la cour fut une hérésie naissante. On arme la jalousie secrète de tous ceux qu’ avoit blessés l’ élévation de l’ archevêque de Cambray. Desmarêts, l’ évêque de Chartres, plus ardent que les autres, entraîne Madame De Maintenon, qu’ il dirigeoit. Cette adroite favorite née avec un esprit délicat et un caractère foible, qui avoit plus de vanité que d’ ambition, et plus d’ ambition que de sensibilité ; qui ne pouvoit ni être heureuse à la cour, ni la quitter ; plus jalouse de gouverner le roi que l’ état, et sur-tout plus savante à gouverner l’ un que l’ autre ; cette femme qui eut une destinée singulière, sans laisser une réputation éclatante, avoit aimé Fénelon comme elle aima Racine, et les abandonna tous les deux. Elle fit plus, elle se joignit à ceux qui sollicitoient à Rome la condamnation de l’ archevêque, soit qu’ elle fût blessée, comme on l’ a dit, de n’ avoir pas obtenu sur son esprit et sur ses opinions tout l’ ascendant qu’ elle prétendoit, soit qu’ elle n’ eût jamais la force de résister à Louis XIV, alors conduit par Bossuet. à ce nom justement respecté, à ce nom qu’ on ne peut pas confondre dans la foule des ennemis de Fénelon, étouffons, s’ il est possible, les idées peu favorables qui s’ élèvent dans tous les esprits ! Ne voyons dans la violence de ses écrits et de ses démarches que la dureté naturelle à un esprit nourri de controverse, et le zèle inflexible d’ un théologien qui craint pour la saine doctrine. Il n’ est pas en moi de fouiller dans le cœur d’ un grand homme pour y chercher des sentimens peu propres à faire chérir sa mémoire ! Il est triste de représenter le génie persécutant la vertu. Je veux croire que Bossuet, qui avoit vu s’ élever la jeunesse de Fénelon et naître sa fortune et sa gloire, qui même avoit voulu lui imprimer de ses mains le caractère de la dignité épiscopale, ne le vit pas avec les yeux d’ un concurrent, après l’ avoir vu si long-temps avec les yeux d’ un père ; qu’ il étoit vraiment effrayé des erreurs de Fénelon, et non pas de ses succès et de sa renommée ; qu’ il poursuivit sa condamnation avec la vivacité d’ un apôtre plutôt qu’ avec l’ animosité d’ un rival, et qu’ en demandant pardon à Louis XIV de ne lui avoir pas révélé plutôt une hérésie plus dangereuse encore que le calvinisme, il n’ étoit agité que des saintes terreurs d’ un chrétien et d’ un évêque, et non pas animé de l’ ambition d’ un courtisan qui vouloit se rendre de plus en plus considérable, et qui flattoit les dispositions secrètes du monarque, moins blessé peut-être des maximes des saints que des maximes du Télémaque. Mais s’ il est possible de contester sur les reproches qu’ on a faits à Bossuet, on ne peut pas se refuser aux éloges que mérita Fénelon. Jamais on n’ a su mieux accorder cette fermeté qui naît de l’ intime persuasion et du témoignage de la conscience, avec l’ inaltérable modération que les violences et les outrages ne peuvent ni vaincre, ni fatiguer. En même temps qu’ il persévère à désavouer les conséquences que l’ on tire de ses principes, en même temps qu’ il persiste dans le refus d’ une rétractation qui pouvoit prévenir sa disgrace, il déclare que s’ il ne croit pas devoir céder à ses adversaires qui interprètent mal ses pensées, il ne résistera jamais à l’ autorité du saint siège qui a le droit de les juger. Il attend ce jugement avec une soumission profonde ; il ne se plaint ni des déclamations injurieuses qu’ on se permet contre lui, ni des manœuvres qu’ on emploie pour le perdre ; lui-même il couvre d’ un voile tous ces ressorts odieux que font jouer les passions humaines ; il défend à son agent à la cour de Rome de se prévaloir des découvertes qu’ il a pu faire sur les intrigues de ses ennemis, et sur-tout de se servir des mêmes armes. Il écrit à Bossuet, qui le traite de blasphémateur : je prie Dieu qu’ il vous enflamme de ce feu céleste que vous voulez éteindre . Il écrit à Beauvilliers : si le pape me condamne, je serai détrompé ; … etc. enfin Louis XIV laisse éclater sa colère. Les services de Fénelon sont oubliés. Il reçoit l’ ordre de quitter la cour et de se retirer à Cambray. Ses amis sont exilés, ses parens privés de leurs emplois. On presse à Rome l’ arrêt de sa condamnation, que l’ on arrache avec peine, et que les juges donnent à regret, et même avec des réserves assez obligeantes, pour que l’ inexorable évêque de Meaux se plaigne que Rome n’ en a pas fait assez. Ses ennemis semblent ne pas trouver leur triomphe assez complet. Ils ne savoient pas alors qu’ ils lui en préparoient un bien plus digne d’ envie, et auquel rien n’ a manqué que des imitateurs. Dans le temps même où l’ esprit de discorde et de résistance sembloit répandu dans l’ église, où l’ on voyoit de tous côtés l’ exemple de la révolte et nulle part celui de l’ obéissance, Fénelon monte en chaire, annonce qu’ il est condamné et qu’ il se soumet ; invite tous les peuples de son diocèse et tous les chrétiens à se soumettre comme lui ; s’ oppose au zèle des écrivains de Port-Royal, qui ne voient plus alors que la gloire de le défendre et le plaisir d’ attaquer Rome ; enfin il publie ce mandement qui nous a été conservé comme un modèle de l’ éloquence la plus touchante et de la simplicité évangélique. à Dieu ne plaise, dit-il, qu’ il soit jamais parlé de nous, que pour se souvenir qu’ un pasteur a cru devoir être aussi soumis que le dernier de son troupeau ! Cet acte de résignation écrit en peu de mots et contenu dans une page, a mérité d’ échapper à l’ oubli où sont plongés ces innombrables volumes, monumens de dispute et de démence, qui ont fait à la religion tout le mal qu’ ils pouvoient lui faire, sans produire jamais aucun bien ; au lieu qu’ il est vrai de dire que si Dieu vouloit faire un miracle pour amener à la foi tout le reste de la terre, il n’ en pourroit choisir un plus grand et plus efficace, que de renouveler souvent l’ exemple et les vertus de Fénelon. Qui croiroit que cet effort de docilité et de patience ne désarma pas ses ennemis ? La haine alla plus loin que Rome, et voulut joindre les humiliations de l’ auteur à la proscription de l’ ouvrage. Ses propres suffragans assemblés pour recevoir le bref qui le condamne, osent lui reprocher que son mandement ne marque pas un acquiescement total , et laisse encore un prétexte à la résistance intérieure . Ils décident, contre l’ avis du saint siège et malgré les réclamations de Fénelon, que tous ses écrits apologétiques sont proscrits avec son livre : et cet avis passe en sa présence à la pluralité. Ainsi l’ on accumuloit outrage sur outrage ; ainsi au moment même de son abaissement on se vengeoit de sa faveur passée, de sa dignité même qui joignoit les honneurs de la principauté à ceux de la prélature ; on se vengeoit de la gloire qu’ il avoit acquise en se soumettant ; on se vengeoit de sa renommée et du Télémaque. Qu’ on ne dise point qu’ il est des moyens d’ adoucir l’ envie. On peut quelquefois terrasser ce monstre, mais on ne l’ apprivoise jamais. Il s’ indigne également et qu’ on lui résiste et qu’ on lui cède. Il vous poursuit sans relâche si vous le combattez ; et si vous lui demandez grâce, il vous déchire et vous foule aux pieds. Bossuet, après sa victoire, passa pour le plus savant et le plus orthodoxe des évêques ; Fénelon après sa défaite, pour le plus modeste et le plus aimable des hommes. Bossuet continua de se faire admirer à la cour ; Fénelon se fit adorer à Cambray et dans l’ Europe. Peut-être seroit-ce ici le lieu de comparer les talens et la réputation de ces deux hommes également célèbres, également immortels. On pourroit dire que tous deux eurent un génie supérieur ; mais que l’ un avoit plus de cette grandeur qui nous élève, de cette force qui nous terrasse ; l’ autre, plus de cette douceur qui nous pénètre et de ce charme qui nous attache. L’ un fut l’ oracle du dogme, l’ autre celui de la morale ; mais il paroît que Bossuet, en faisant des conquêtes pour la foi, en foudroyant l’ hérésie, n’ étoit pas moins occupé de ses propres triomphes que de ceux du christianisme ; il semble au contraire que Fénelon parloit de la vertu comme on parle de ce qu’ on aime, en l’ embellissant sans le vouloir, et s’ oubliant toujours sans croire même faire un sacrifice. Leurs travaux furent aussi différens que leurs caractères. Bossuet né pour les luttes de l’ esprit et les victoires du raisonnement, garda même dans les écrits étrangers à ce genre cette tournure mâle et nerveuse, cette vigueur de raison, cette rapidité d’ idées, ces figures hardies et pressantes, qui sont les armes de la parole. Fénelon, fait pour aimer la paix et pour l’ inspirer, conserva sa douceur même dans la dispute, mit de l’ onction jusques dans la controverse, et parut avoir rassemblé dans son style tous les secrets de la persuasion. Les titres de Bossuet dans la postérité sont sur-tout ses oraisons funèbres et son discours sur l’ histoire : mais Bossuet, historien et orateur, peut rencontrer des rivaux. Le Télémaque est un ouvrage unique, dont nous ne pouvons rien rapprocher. Au livre des variations , aux combats contre les hérétiques, on peut opposer le livre sur l’ existence de Dieu , et les combats contre l’ athéisme, doctrine funeste et destructive qui dessèche l’ âme et l’ endurcit, qui tarit une des sources de la sensibilité et brise le plus grand appui de la morale, arrache au malheur sa consolation, à la vertu son immortalité, glace le cœur du juste en lui ôtant un témoin et un ami, et ne rend justice qu’ au méchant qu’ elle anéantit. Cet ouvrage sur l’ existence de Dieu en réunit toutes les preuves ; mais la meilleure, c’ étoit l’ auteur lui-même. Une ame telle que la sienne prouve qu’ il est quelque chose digne d’ exister éternellement. C’ est sur-tout lorsqu’ il se vit fixé dans son diocèse, c’ est pendant son séjour à Cambray (que par habitude on appeloit son exil, comme si l’ on pouvoit jamais être exilé là où notre devoir nous a placés), c’ est dans ce temps qu’ il signala davantage toutes ses qualités personnelles, qui le rendoient vraiment digne de ce nom de pasteur des peuples, qu’ autrefois on donnoit aux rois. On a prétendu qu’ il regrettoit la cour. N’ est-ce point vouloir trop lire dans le coeur des hommes ? Il se peut qu’ attaché tendrement à la personne du jeune prince, peut-être même à celle de Louis XIV, qu’ il étoit difficile de ne pas aimer, attaché sur-tout à des amis tel qu’ il savoit les choisir et les mériter, il regrettât quelquefois et les charmes de leur commerce, et la vue de l’ enfant auguste et chéri qu’ il avoit élevé pour la France, et qu’ il portoit toujours dans son coeur. Mais quel censeur assez sévère, quel homme assez dur pourroit lui reprocher ces sentimens si justes et si naturels ? Qu’ ils sont loin de cette dégradation trop honteuse et trop ordinaire aux courtisans dépouillés, qui, du moment où ils n’ ont plus ni théâtres ni spectateurs, tombent aussi-tôt accablés du poids d’ eux-mêmes, et ne se relèvent plus ! Fénelon avoit perdu quelque chose sans doute : on tient à ses premières affections, à ses liens habituels : on tient à ses travaux et à ses espérances. On peut même croire que les vertus qui lui restoient à pratiquer, seules consolations d’ un homme tel que lui, pouvoient être d’ un plus difficile usage que celles qui l’ avoient distingué jusqu’ alors. Les grands objets appellent les grands efforts, et les épreuves violentes avertissent l’ âme de rassembler ses forces. Il est des sacrifices plus pénibles parce qu’ ils sont plus durables, qui demandent un courage de tous les momens et un dévouement continuel. On pouvoit, occupant une place à la cour, s’ être montré vigilant et irréprochable, et s’ endormir dans la mollesse et l’ oisiveté sur le siège épiscopal. Pour se refuser à cette facilité encouragée par l’ exemple, de remettre ses fonctions à des mains subalternes, pour échapper aux séductions inséparables de l’ autorité, pour résister aux douceurs d’ un repos qui semble permis après des occupations laborieuses et des succès brillans, pour se dérober même à l’ attrait si noble des arts et de l’ étude, enfin pour s’ oublier soi-même et appartenir tout entier aux autres, il falloit avoir un trésor inépuisable d’ amour pour l’ humanité, et ne plus rien voir dans la nature que le plaisir de faire du bien. Il y a peu d’ hommes assez corrompus pour n’ avoir pas connu quelquefois cette espèce de plaisir, mais il est au moins aussi rare de n’ en pas connoître d’ autre. Ce fut le seul de Fénelon, dès qu’ il fut rendu à ses diocésains ; et il ne paroît pas, en lisant les historiens de sa vie, qu’ il pût y avoir dans sa journée des momens dérobés aux fonctions de son ministère. Veiller lui-même sur les exercices d’ un séminaire qu’ il rapprocha de sa résidence pour s’ en occuper de plus près ; instruire et former toute cette jeunesse qui doit fournir des soutiens à l’ église et aux fidèles des pasteurs ; parcourir sans cesse les villes et les campagnes pour y présider au maintien de la discipline et au soulagement des peuples ; ne croire aucune fonction du sacerdoce indigne de l’ épiscopat : un tel plan de conduite ne laisse aucun accès à la dissipation, et permet à peine le délassement. Je ne trace point ici un modèle imaginaire. Je n’ use point du droit des panégyristes, d’ écrire quelquefois ce qu’ on a dû faire plutôt que ce qu’ on a fait. L’ éloge doit être fidèle comme l’ histoire, et l’ éloquence, soit qu’ elle loue, soit qu’ elle raconte, a toujours à perdre en se séparant de la vérité. C’ est cette vérité même, c’ est Fénelon, c’ est la foule des monumens historiques, c’ est cet amas d’ autorité que j’ atteste ici. Je croirois affoiblir leur témoignage, si j’ avois eu la vaine prétention d’ y ajouter. Oui, c’ est lui, c’ est cet écrivain si riche et si sublime, cet esprit si brillant et si délicat, qui descendoit jusqu’ aux moindres détails de l’ administration ecclésiastique, si pourtant on peut descendre en remplissant ses devoirs. Il prêchoit dans une église de village aussi volontiers que dans la chapelle de Versailles. Cette voix qui avoit charmé la cour de Louis XIV, ce génie qui avoit éclairé l’ Europe, se faisoit entendre à des pâtres et à des artisans, et nul langage ne lui étoit étranger dès qu’ il s’ agissoit d’ instruire les hommes et de les rendre meilleurs. Il se mettoit sans peine à la portée de ces esprits simples et grossiers. Il ne préparoit point ses discours. C’ étoit un père qui parloit à ses enfans, et qui leur parloit d’ eux-mêmes. Il étoit sûr d’ être inspiré par son cœur, et il sentoit que lorsqu’ il n’ auroit rien à leur dire, c’ est qu’ il cesseroit de les aimer. Il ne combattoit point les incrédules en parlant à des laboureurs. Il savoit que s’ il est des esprits infortunés et superbes qui ne connoissent la religion que par des abus, le peuple ne doit la connoître que par des bienfaits. Les siens se répandoient autour de lui avec abondance et avec choix. Son bien étoit vraiment le bien des pauvres. Le désintéressement lui étoit naturel, et quand le roi lui donna l’ archevêché de Cambray, il résigna l’ abbaye de saint-Valery, disant qu’ il avoit assez et même trop d’ un seul bénéfice. Il eût été à souhaiter qu’ il pût en administrer plusieurs : la bienfaisance n’ a jamais trop à donner. Ses revenus étoient distribués entre des ecclésiastiques qui, s’ acquittant des devoirs de leur état, n’ en recevoient pas assez de secours, et ces maisons de retraite où le sexe en se mettant à l’ abri de la séduction n’ est pas toujours à l’ abri de la pauvreté, et ces asyles consacrés au soulagement de l’ humanité où quelquefois elle manque du nécessaire, et ces malheureux qui souffrent en secret plutôt que de s’ exposer à rougir, et qui souvent périroient dans l’ obscurité, s’ il n’ y avoit pas quelques âmes divines qui cherchent les besoins qui se cachent. Mais que dis-je ? Il ne s’ agit plus d’ infortunes secrètes ou particulières. Une plus vaste scène de malheurs s’ offre à la sensibilité de Fénelon. Elle n’ est point effacée de notre mémoire, cette époque désastreuse et terrible, cette année, la plus funeste des dernières années de Louis Xiv, où il sembloit que le ciel voulût faire expier à la France ses prospérités orgueilleuses, et obscurcir l’ éclat du beau règne qui eût encore illustré ses annales. La terre stérile sous les flots de sang qui l’ inondent, devient cruelle et barbare comme les hommes qui la ravagent, et l’ on s’ égorge en mourant de faim. Les peuples accablés à la fois par une guerre malheureuse, par les impôts et par le besoin, sont livrés au découragement et au désespoir. Le peu de vivres qu’ on a pu conserver ou recueillir, est porté à un prix qui effraie l’ indigence, et qui pèse même à la richesse. Une armée, alors la seule défense de l’ état, attend en vain sa subsistance des magasins qu’ un hiver destructeur n’ a pas permis de remplir. Fénelon donne l’ exemple de la générosité ; il envoie le premier toutes les récoltes de ses terres, et l’ émulation gagnant de proche en proche, les pays d’ alentour font les mêmes efforts, et l’ on devient libéral même dans la disette. Les maladies, suites inévitables de la misère, désolent bientôt et l’ armée et les provinces. L’ invasion de l’ ennemi ajoute encore la terreur et la consternation à tant de fléaux accumulés. Les campagnes sont désertes, et leurs habitans épouvantés fuient dans les villes. Les asyles manquent à la foule des malheureux. C’ est alors que Fénelon fit voir que les coeurs sensibles à qui l’ on reproche d’ étendre leurs affections sur le genre humain, n’ en aiment pas moins leur patrie. Son palais est ouvert aux malades, aux blessés, aux pauvres, sans exception. Il engage ses revenus pour faire ouvrir des demeures à ceux qu’ il ne sauroit recevoir. Il leur rend les soins les plus charitables, il veille sur ceux qu’ on doit leur rendre. Il n’ est effrayé ni de la contagion, ni du spectacle de toutes les infirmités humaines rassemblées sous ses yeux. Il ne voit en eux que l’ humanité souffrante. Il les assiste, leur parle, les encourage. Oh ! Comment se défendre de quelque attendrissement, en voyant cet homme vénérable par son âge, par son rang, par ses lumières, tel qu’ un génie bienfaisant, au milieu de tous ces malheureux qui le bénissent, distribuer les consolations et les secours, et donner les plus touchans exemples de ces mêmes vertus dont il avoit donné les plus touchantes leçons ! Hélas ! La classe la plus nombreuse des humains est, dans presque tous les états, réduite à un tel degré d’ impuissance et de misère, tellement dévouée à l’ oppression et à la pauvreté, que plus d’ un pays seroit devenu peut-être une solitude, si des vertus souvent ignorées, ne combattoient sans cesse les crimes ou les erreurs de la politique. Plus d’ un homme public, plus d’ un particulier même, a renouvelé ces traits d’ une bonté compatissante et généreuse. Mais leurs belles actions ont obtenu moins d’ éloges, parce que leur nom avoit moins d’ éclat. Celui de Fénelon étoit en vénération dans l’ Europe, et sa personne étoit chère aux étrangers et même à nos ennemis. Eugène et Marlborough, qui accabloient alors la France, lui prodiguèrent toujours ces déférences et ces hommages que la victoire et l’ héroïsme accordent volontiers aux talens paisibles et aux vertus désarmées. Des détachemens étoient commandés pour garder ses terres, et l’ on escortoit ses grains jusqu’ aux portes de sa métropole. Tout ce qui lui appartenoit étoit sacré. Le respect et l’ amour que l’ on avoit pour son nom avoient subjugué même cette espèce de soldats qui semblent devoir être plus féroces que les autres, puisqu’ ils se sont réservé ce que la guerre a de plus cruel, la dévastation et le pillage. Leurs chefs lui écrivoient qu’ il étoit libre de voyager dans son diocèse sans danger et sans crainte, qu’ il pouvoit se dispenser de demander des escortes françaises, et qu’ ils le prioient de permettre qu’ eux-mêmes lui servissent de gardes. Ils lui tenoient parole ; et l’ on vit plus d’ une fois l’ archevêque Fénelon conduit par des hussards autrichiens. Il doit être bien doux d’ obtenir un pareil empire ; il l’ est même de le raconter. S’ il avoit cet ascendant sur ceux qui ne le connoissoient que par la renommée, combien devoit-il être adoré de ceux qui l’ approchoient ! On croit aisément, en lisant ses écrits et ses lettres, tout ce que ses contemporains rapportent des charmes de sa société. Son humeur étoit égale, sa politesse affectueuse et simple, sa conversation féconde et animée. Une gaîté douce tempéroit en lui la dignité de son ministère, et le zèle de la religion n’ eut jamais chez lui ni sécheresse ni amertume. Sa table étoit ouverte pendant la guerre à tous les officiers ennemis ou nationaux que sa réputation attiroit en foule à Cambray. Il trouvoit encore des momens à leur donner au milieu des devoirs et des fatigues de l’ épiscopat. Son sommeil étoit court, ses repas d’ une extrême frugalité, ses moeurs d’ une pureté irréprochable. Il ne connoissoit ni le jeu ni l’ ennui. Son seul délassement étoit la promenade, encore trouvoit-il le secret de la faire rentrer dans ses exercices de bienfaisance. S’ il rencontroit des paysans, il se plaisoit à les entretenir. On le voyoit assis sur l’ herbe au milieu d’ eux, comme autrefois saint Louis sous le chêne de Vincennes. Il entroit même dans leurs cabanes, et recevoit avec plaisir ce que lui offroit leur simplicité hospitalière. Sans doute ceux qu’ il honora de semblables visites racontèrent plus d’ une fois à la génération qu’ ils virent naître, que leur toit rustique avoit reçu Fénelon. Vers ses dernières années, il se trouva engagé dans une sorte de correspondance philosophique avec le duc d’ Orléans, depuis régent de France, sur ces grandes questions qui tourmentent la curiosité humaine, et auxquelles la révélation seule peut répondre. C’ est ce commerce qui produisit les lettres sur la religion . C’ est vers ce temps que l’ on crut qu’ il desiroit de revenir à la cour. On prétendoit qu’ il ne s’ étoit déclaré contre le jansénisme que pour flatter les opinions de Louis XIV ; et pour se venger du cardinal de Noailles qui avoit condamné le quiétisme. Mais Fénelon connoisoit-il la vengeance ? N’ étoit-il pas fait pour aimer le pieux Noailles, quoiqu’ il ne pensât pas comme lui ? N’ avoit-il pas été toujours opposé à la doctrine de Port-Royal ? Enfin est-ce dans la retraite et dans la vieillesse que cet homme incorruptible qui n’ avoit jamais flatté, même à la cour, auroit appris l’ art des souplesses et de la dissimulation ? Nous avons des lettres originales où il proteste de la pureté de ses intentions, et ne parle du cardinal de Noailles que pour le plaindre et pour l’ estimer. Gardons-nous de récuser ce témoignage. Quelle ame mérita mieux que la sienne de n’ être pas légèrement soupçonnée ? Il me semble que, dans tous les cas, le parti qui coûte le plus à prendre, c’ est de croire que Fénelon a pu tromper. Sa vie, qui n’ excéda pas le terme le plus ordinaire des jours de l’ homme, puisqu’ elle ne s’ étendit guère au-delà de soixante ans, éprouva cependant l’ amertume qui semble réservée aux longues carrières. Il vit mourir tout ce qu’ il aimoit. Il pleura Beauvilliers et Chevreuse ; il pleura le duc de Bourgogne, cet objet de ses affections paternelles, qui naturellement devoit lui survivre. C’ est alors qu’ il s’ écria : tous mes liens sont rompus . Il suivit de près son élève. Une maladie violente et douloureuse l’ emporta en six jours. Il souffrit avec constance, et mourut avec la tranquillité d’ un cœur pur, qui ne voit dans la mort que l’ instant où la vertu se rapproche de l’ être suprême dont elle est l’ ouvrage. Ses dernières paroles furent des expressions de respect et d’ amour pour le roi qui l’ avoit disgracié, et pour l’ église qui le condamna. Il ne s’ étoit jamais plaint ni de l’ un ni de l’ autre. Sa mémoire doit avoir le même avantage que sa vie, celui de faire aimer la religion. Ah ! Si elle eût toujours été annoncée par des ministres tels que lui, quelle gloire pour elle, et quel bonheur pour les humains ! Quel honnête homme refusera d’ être de la religion de Fénelon ? Grand dieu ! Car il semble que l’ hommage que je viens de rendre à l’ un de tes plus dignes adorateurs, soit un titre pour t’ implorer, confirme nos voeux et nos espérances. Fais que les vertus de tes ministres imposent silence aux détracteurs de leur foi ; que les maximes de Fénelon, qu’ un grand roi trouva chimériques , soient réalisées par de bons princes qui seront plus grands que lui ; qu’ au lieu de ces prétendus secrets de la politique, qui ne sont que l’ art facile et méprisable de l’ intrigue et du mensonge, qu’ on apprenne de Fénelon qu’ il n’ est qu’ un seul secret vraiment rare, vraiment beau, celui de rendre les peuples heureux ; que tous les hommes soient convaincus que leur vraie gloire est d’ être bons, parce que leur nature est d’ être foibles ; que cette gloire soit la seule qu’ ambitionnent les souverains, la seule dont leurs sujets leur tiennent compte ; que l’ on songe que dix années du règne de Henri Iv font disparoître devant lui comme la poussière toute cette foule de héros imaginaires, qui n’ ont su que détruire ou tromper ; qu’ enfin toutes les puissances de la terre qui se glorifient d’ être émanées de toi, ne s’ en ressouviennent que pour songer à te ressembler.
Jean-François de La Harpe.