Jean-François de La Harpe
Critique, homme de lettres, analyses – Éloge de Fénelon par La Harpe
Éloge de Fénelon par La Harpe. – PARTIE 1 – 2
Parmi les noms célèbres qui ont des droits aux éloges publics et aux hommages des peuples, il en est que l’ admiration a consacrés, qu’ il faut honorer sous peine d’ être injuste, et qui se présentent devant la postérité, environnés d’ une pompe imposante et des attributs de la grandeur : il en est de plus heureux, qui réveillent dans les cœurs un sentiment plus flatteur et plus cher, celui de l’ amour, qu’ on ne prononce point sans attendrissement, qu’ on n’ oublieroit pas sans ingratitude, que l’ on exalte à l’ envie, non pas tant pour remplir le devoir de l’ équité que pour se livrer au plaisir de la reconnoissance, et qui, loin de rien perdre en passant à travers les âges, recueillent sur leur route de nouveaux honneurs, et arriveront à la dernière postérité, précédés des acclamations de tous les peuples, et chargés des tributs de tous les siècles. Tels sont les caractères de gloire qui appartiennent aux vertus aimables et bienfaisantes, et aux talens qui les inspirent. Tels sont ceux du grand homme que la nation célèbre aujourd’ hui par la voix de ses orateurs et sous les auspices de sa première académie. Fénelon est parmi les gens de lettres ce que Henri IV est parmi les rois. Sa réputation est un dépôt conservé par notre amour, et son panégyriste, quel qu’ il soit, est surpassé d’ avance par la sensibilité de ceux qui l’ écoutent. Il n’ est peut-être aucune classe d’ hommes à qui l’ on ne puisse offrir son éloge, et qui ne doive s’ y intéresser. Je dirai aux littérateurs, il eut l’ éloquence de l’ âme et le naturel des anciens ; aux ministres de l’ église, il fut le père et le modèle de son peuple ; aux controversistes, il fut tolérant, il fut docile ; aux courtisans, il ne rechercha point la faveur, et fut heureux dans la disgrâce ; aux instituteurs des rois, la nation attendait son bonheur du prince qu’ il avait élevé ; à tous les hommes, il fut vertueux, il fut aimé. Ses ouvrages furent des leçons données par un génie ami de l’ humanité, à l’ héritier d’ un grand empire. Ainsi je rapprocherai l’ histoire de ses écrits de l’ auguste éducation qui en fut l’ objet. Je le suivrai de la gloire à la disgrâce, de la cour à Cambray, sur le théâtre de ses vertus épiscopales et domestiques ; et je puis remarquer d’ avance, comme un trait rare et peut-être unique, que l’ honneur d’ être compté parmi nos premiers écrivains, qui suffit à l’ ambition des plus beaux génies, est le moindre de Fénelon.
PARTIE 1 Entre les avantages que Fénelon dut à la nature ou à la fortune, à peine faut-il compter celui de la naissance. Un homme tel que lui devait répandre sur ses ancêtres plus d’ illustration qu’ il n’ en pouvait recevoir. Un hasard plus heureux peut-être, c’ était d’ être né dans un siècle où il pût prendre sa place. Cette âme douce et tendre, toute remplie de l’ idée du bonheur que peuvent procurer aux nations policées les vertus sociales et les sacrifices de l’ intérêt et des passions, se serait trouvée trop étrangère dans ces temps d’ ignorance et de barbarie, où l’ on ne connaissait de prééminence que la force qui opprime, ou la politique qui trompe. Sa voix se fût perdue parmi les clameurs d’ une multitude grossière et dans le tumulte d’ une cour orageuse ; ses talents eussent été méconnus ou ensevelis. Mais la nature le plaça dans un temps de lumière et de splendeur. Lorsqu’ après des études distinguées qui annonçaient déjà tout ce qu’ il serait un jour, après les épreuves nécessaires pour être admis aux honneurs du sacerdoce, il parut à la cour de Louis Xiv : la France était à son époque la plus brillante. Le trône s’ élevait sur des trophées, et ne foulait point les peuples. Le monarque entouré de tous les arts, était digne de leurs hommages, et leur offrait son règne pour objet de leurs travaux. L’ activité inquiète et bouillante du caractère françois, long-temps nourrie de troubles et de discordes, semblait n’ avoir plus pour aliment que le désir de plaire au héros couronné, qui daignait encore être aimable. L’ ivresse de ses succès et les agréments de sa cour avaient subjugué cette nation sensible, qui ne résiste ni aux grâces ni à la gloire. Les sentiments qu’ il inspirait étaient portés jusqu’ à un excès d’ idolâtrie, dont l’ Europe même donnait l’ excuse et l’ exemple. Tout était soumis et se glorifiait de l’ être. Il n’ y avait plus de grandeur qu’ aux pieds du trône ; et l’ adulation même avait pris l’ air de la vérité et le langage du génie. Fénelon apportant au milieu de la cour la plus polie de l’ univers, des talents supérieurs, des mœurs douces, des vertus indulgentes,devait être accueilli par tout ce qui avait assez de mérite pour sentir le sien, et attirer les regards d’ un maître à qui nulle espèce de mérite n’ échappait. Dès l’ âge de dix-neuf ans, il s’ était essayé dans le ministère de la parole évangélique, et avait réussi après Bossuet et Bourdaloue. Ses succès même avaient été si brillants, que son oncle, le marquis de Fénelon, homme de mœurs sévères et d’ une probité respectée, craignit que le jeune apôtre ne se livrât trop aux impressions d’ une gloire mondaine, et l’ obligea de se renfermer dans les fonctions les plus obscures d’ un état dont tous les devoirs sont également sacrés. Il fallut, dans l’ âge où l’ on est avide de succès et plein du sentiment de ses forces, que ce génie naissant ralentit son essor et descendît de sa hauteur. Cette première épreuve, qui était pénible, parut cependant ne pas coûter beaucoup à sa docilité naturelle. Il étudia tous les exercices de la religion et de la piété sous la conduite du supérieur de Saint-Sulpice. Mais ceux qui le voyaient obéir, le jugèrent bientôt digne de commander. On crut pouvoir confier à sa jeunesse une place qui semblait demander de la maturité, celle de supérieur des nouvelles catholiques . C’ étaient pour la plupart de jeunes personnes arrachées à l’ hérésie, et qu’ il fallait affermir dans une croyance qui n’ était pas celle de leurs pères. Pour cet emploi, sans doute, on ne pouvait mieux choisir. Personne n’ était plus capable que lui de tempérer l’ austérité de sa mission en faveur d’ un sexe délicat et sensible, près de qui le don de persuader ne peut guère être séparé de celui de plaire, et à qui le législateur de l’ évangile n’ a jamais adressé que des paroles de grâce, de clémence et de paix. Là commencèrent à se développer les qualités apostoliques de Fénelon : c’ est alors qu’ il composa le traité de l’ éducation des filles , et celui du ministère des pasteurs , premières productions de sa plume. Le bruit de ses travaux vint jusqu’ aux oreilles de Louis XIV, d’ autant plus flatté de ce genre de succès, qu’ il croyait sa gloire intéressée à effacer jusqu’ aux derniers vestiges du calvinisme. C’ est à regret, c’ est en gémissant, que, pour ne pas trahir la mémoire de Fénelon, je rappelle ici des violences odieuses exercées contre des sujets paisibles, qu’ on pouvait ramener par la tolérance, ou du moins contenir par l’ autorité. Je ne recherche point le triste plaisir d’ accuser les mânes d’ un monarque illustre. En déplorant ces abus horribles dont je suis forcé de parler, je ne les impute ni au p1X prince qui fut séduit, ni à la religion qui les désavoue, ni à la nation qui les déteste. Mais je ne dois pas omettre l’ un des plus beaux traits de la vie de Fénelon, celui qui décela le premier toute la bonté de son âme et la supériorité de ses lumières. Le roi le charge d’ une mission dans la Saintonge et dans l’ Aunis ; mission, il faut bien le dire, qui devait, comme les autres, être soutenue par les armes et escortée de soldats. Qu’ il ait eu horreur de cet affreux ministère, ce n’ est pas là ce que j’ admire. était-il donc le seul qui éprouvât un sentiment si juste et si naturel ? Ferons-nous cette injure à une nation telle que la nôtre, de croire que lui seul connut alors l’ humanité ? Non ; mais lui seul la défendit. Hélas ! Il est si commun d’ être humain par caractère et cruel par principe ! On ne connaît que trop cette pitié stérile et barbare qui plaint les malheureux qu’ elle immole : ce n’ était pas celle de Fénelon. Une sensibilité profonde et éclairée, qui, lorsqu’ il s’ agit de morale, devient une raison sublime, l’ élevait alors au dessus de son siècle, et lui faisait voir les suites funestes de ce système d’ oppression. Il déclare qu’ il ne se chargera point de porter la parole divine, si on lui donne des soutiens qui la déshonorent, et qu’ il ne parlera au nom de et Dieu et du roi, que pour faire aimer l’ un et l’ autre. Ce courage de la vérité en imposa aux préjugés et au pouvoir. Deux provinces, grâces à ses soins, furent préservées du fléau de la persécution qui en accablait tant d’ autres. Lui seul offrit à la religion des conquêtes dignes d’ elle et de lui. D’ autres se contentèrent de gémir en exécutant des ordres rigoureux ; d’ autres eurent des remords ; lui seul eut de la vertu. S’ il est pour l’ homme vertueux une récompense qui puisse le toucher après le témoignage de son propre cœur, c’ est l’ amitié de ceux qui lui ressemblent ; et c’ est le tribut que recueillit Fénelon en reparaissant à Versailles. Les Beauvilliers, les Chevreuse, les Langeron, parurent s’ honorer du titre de ses amis. Les belles âmes se jugent, s’ entendent et se recherchent. Ces hommes rares se faisaient respecter par une conduite irréprochable et des connaissances étendues, dans une cour où les principes de l’ honneur et l’ élévation du caractère entraient au moins pour quelque chose dans les talents de plaire et les moyens de s’ agrandir. Content de leurs suffrages, heureux dans leur société, Fénelon négligeait d’ ailleurs tout ce qui pouvait l’ avancer dans la carrière des dignités ecclésiastiques. Il les méritait trop pX1 pour les briguer. Il est bien rare que les distributeurs des grâces, même en reconnaissant le mérite, aillent au devant de lui. La vanité veut des clients, et l’ intérêt veut des créatures. Fénelon, recommandé par la voix publique, allait pourtant être nommé à l’ évêché de Poitiers ; il était même inscrit sur la feuille. Mais ses concurrents mirent plus d’ art à le traverser qu’ il n’ en mit à se maintenir. Il fut rayé ; et déjà s’ ouvrait devant lui un autre champ de gloire et de travaux. L’ éducation du petit-fils de Louis XIV devenait un objet de rivalité entre tout ce que la cour avoir de plus éminent en mérite. Beauvilliers, gouverneur du jeune prince, devait désirer un associé tel que Fénelon. Louis XIV crut Beauvilliers et la renommée ; et Fénelon fut chargé de former un roi. L’ orgueil peut être flatté d’ un pareil choix ; l’ ambition peut s’ en applaudir. Combien les sentiments qu’ éprouve Fénelon sont plus nobles et plus purs ! Cette âme enflammée de l’ amour des hommes, va donc travailler pour leur bonheur ! Elle pourra faire passer dans l’ âme d’ un prince ce feu sacré qui l’ anime elle-même, et qui, semblable au feu de Vesta, qui assurait jadis les destins de Rome tant qu’ il brûlait sur les autels, assurerait de même le bonheur des empires, s’ il brûlait toujours dans le coeur des souverains ! Combien Fénelon se croit heureux ! Ses pensées ne seront point vaines, et ses vœux ne seront point stériles. Tout ce qu’ il a conçu et désiré en faveur du genre humain, va germer dans le sein de son auguste élève, pour porter un jour des fruits de gloire et de prospérité. Il va se faire entendre à cette âme neuve et flexible ; il la nourrira de vérités et de vertus ; il y imprimera les traits de sa ressemblance. Voilà le bonheur dont il jouit. Telle était, s’ il est permis de s’ exprimer ainsi, telle était la pensée du créateur, quand il dit : faisons l’ homme à notre image . Plein de ces grandes espérances, il embrasse avec transport les laborieuses fonctions qui vont occuper sa vie. Cesser d’ être à soi, et n’ être plus qu’ à son élève ; ne plus se permettre une parole qui ne soit une leçon, une démarche qui ne soit un exemple ; concilier le respect dû à l’ enfant qui sera roi, avec le joug qu’ il doit porter pour apprendre à l’ être ; l’ avertir de sa grandeur pour lui en tracer les devoirs et pour en détruire l’ orgueil ; combattre des penchants que la flatterie encourage, des vices que la séduction fortifie ; en imposer par la fermeté et par les mœurs au sentiment de l’ indépendance si naturel dans un prince ; diriger sa sensibilité et l’ éloigner de la faiblesse ; le blâmer souvent sans perdre sa confiance ; le punir quelquefois sans perdre son amitié ; ajouter sans cesse à l’ idée de ce qu’ il doit, et restreindre l’ idée de ce qu’ il peut ; enfin, ne tromper jamais ni son disciple, ni l’ état, ni sa conscience : tels sont les devoirs que s’ impose un homme à qui le monarque a dit : je vous donne mon fils ; et à qui les peuples disent : donnez-nous un père. à ces difficultés générales se joignaient des obstacles particuliers qui appartenaient au caractère du jeune prince. Avec des qualités heureuses, il avait tous les défauts qui résistent le plus au frein de la discipline ; un naturel hautain, qui s’ offensait des remontrances et s’ indignait des contradictions ; une humeur violente et inégale, qui se manifestait tantôt par l’ emportement, tantôt par le caprice ; une disposition secrète à mépriser les hommes, qui perçoit à tout moment : voilà ce que l’ instituteur eut à combattre, et ce que lui seul peut-être pouvait surmonter. Il y avait deux écueils également à craindre pour lui, et où viennent échouer presque tous ceux qui se condamnent à élever la jeunesse ; c’ était, ou de céder par lassitude et par faiblesse à des penchants si difficiles à rompre, ou d’ aigrir et de révolter sans retour une âme si prompte et si fière, en la heurtant avec trop peu de ménagement. Mais Fénelon ne pouvait pas être dur, et il sut n’ être pas faible. Il n’ ignorait pas que dans tous les caractères il y a une impulsion irrésistible dont on ne peut briser le ressort, mais que l’ on peut tromper et détourner par degrés, en la dirigeant vers un but. Le duc de Bourgogne avait l’ âme impérieuse et pleine de tous les désirs de la domination. Son maître sut tourner cette disposition dangereuse au profit de l’ humanité et de la vertu. Sans trop blâmer son élève de se croire fait pour commander aux hommes, il lui fit sentir combien son orgueil se proposait peu de chose en ne voulant d’ autre empire que celui dont il recueillerait l’ héritage, comme on hérite du patrimoine de ses pères, au lieu d’ ambitionner cet autre empire fait pour les âmes vraiment privilégiées et fondé sur les talents qu’ on admire et sur les vertus qu’ on adore. Il s’ emparait ainsi de cette âme dont la sensibilité impétueuse ne demandait qu’ un aliment. Il l’ enivrait du plaisir si touchant que l’ on goûte à être aimé, du pouvoir si noble que l’ on exerce en faisant du bien, de la gloire si rare que l’ on obtient en se commandant à soi-même. Lorsque le prince tombait dans ces emportemens dont il n’ étoit que trop susceptible, on laissoit passer ce moment d’ orage où la raison n’ auroit pas été entendue. Mais, dès ce moment, tout ce qui l’ approchoit avoit ordre de le servir en silence et de lui montrer un visage morne. Ses exercices même étoient suspendus ; il sembloit que personne n’ osât plus communiquer avec lui, et qu’ on ne le crût plus digne d’ aucune occupation raisonnable. Bientôt le jeune homme, épouvanté de sa solitude, troublé de l’ effroi qu’ il inspiroit, ne pouvant plus vivre avec lui ni avec les autres, venoit demander grâce, et prier qu’ on le réconciliât avec lui-même. C’ est alors que l’ habile maître, profitant de ses avantages, faisoit sentir au prince toute la honte de ses fureurs, lui montroit combien il est triste de se faire craindre et de s’ entourer de la consternation. Sa voix paternelle pénétroit dans un coeur ouvert à la vérité et au repentir, et les larmes de son élève arrosoient ses mains. Ainsi c’ étoit toujours dans l’ âme du prince qu’ il prenoit les armes dont il combattoit ses défauts : il ne l’ éclairoit que par le témoignage de sa conscience, et ne le punissoit qu’ en le faisant rougir de lui-même. Cette espèce de châtiment est sans doute la plus salutaire : car l’ humiliation qui nous vient d’ autrui est pXV1 un outrage ; celle qui vient de nous est une leçon. Il n’ opposoit pas un art moins heureux à la légèreté de l’ esprit et aux inégalités de l’ humeur. La jeunesse est avide d’ apprendre, mais se lasse aisément de l’ étude : un travail suivi lui coûte ; il coûte même à la maturité. Fénelon, pour fixer l’ inconstance naturelle de son disciple, sembloit toujours consulter ses goûts, que pourtant il faisoit naître. Une conversation qui paroissoit amenée sans dessein, mais qui toujours en avoit un, réveilloit la curiosité ordinaire à cet âge, et donnoit à une étude nécessaire l’ air d’ une découverte agréable. Ainsi passoient successivement sous ses yeux toutes les connoissances qu’ il devoit acquérir, et qu’ on faisoit ressembler à des grâces qu’ on lui accordoit, dont le refus même devenoit une punition. L’ adresse du maître mettoit de l’ ordre et de la suite dans ce travail, en paroissant n’ y mettre que de la variété. Le prince s’ accoutumoit à l’ application, et sentoit le prix du savoir. Un des secrets de l’ instituteur étoit de paroître toujours le traiter en homme et jamais en enfant. On gagne beaucoup à donner à la jeunesse une haute opinion de ce qu’ elle peut faire. Elle vous croit aisément quand vous lui montrez de l’ estime. Cet âge n’ a que la candeur de l’ amour-propre, et n’ en a pas les défiances. à des soins si sagement ménagés et si constamment suivis, que l’ on joigne la douceur attirante et affectueuse de Fénelon, sa patience inaltérable, la flexibilité de son zèle et ses inépuisables ressources quand il s’ agissoit d’ être utile, et l’ on ne sera pas surpris du prodigieux changement qu’ on remarqua dans le jeune prince, devenu depuis l’ idole de la cour et de la nation. Oh ! Si nous pouvions réveiller du sommeil de la tombe les générations ensevelies, ce seroit à elles de prendre la parole, de tracer le portrait de ce prince, qui seroit vraiment l’ éloge de Fénelon. ” c’ est lui, diroient-elles, dont l’ enfance nous avoit donné des alarmes, dont la jeunesse nous rendit l’ espérance, dont la maturité nous transporta d’ admiration, dont la mort trop prompte nous a coûté tant de larmes. C’ est lui que nous avons vu si affable et si accessible dans sa cour, si compatissant pour les malheureux, adoré dans l’ intérieur de sa maison, ami de l’ ordre, de la paix et des lois. C’ est lui qui, lorsqu’ il commanda les armées, étoit le père des soldats, les consoloit dans leurs fatigues, les visitoit dans leurs maladies. C’ est lui dont l’ ame étoit ouverte à l’ attrait des beaux arts, aux lumières de la philosophie, lui qui fut le bienfaiteur de La Fontaine ; c’ est lui que nous avons vu verser sur les misères publiques des pleurs, qui nous promettoient de les réparer un jour. Hélas ! Les nôtres ont coulé trop tôt sur ses cendres ; et quand le grand Louis fut frappé dans sa postérité de tant de coups à la fois, nous avons vu descendre dans le cercueil l’ espoir de la France et l’ ouvrage de Fénelon ” . Ce qui peut achever l’ éloge du maître et du disciple, c’ est le tendre attachement qui les liait l’ un à l’ autre, et qui ne finit qu’ avec leur vie. Le duc de Bourgogne voulut toujours avoir pour ami et pour père son respectable instituteur. On ne lit point sans attendrissement les lettres qu’ ils s’ écrivoient. Plus capable de réflexion à mesure qu’ il avançoit en âge, le prince se pénétroit des principes de gouvernement que son éducation lui avoit inspirés ; et l’ on croit que s’ il eût régné, la morale de Fénelon eût été la politique du trône. Ce prince pensoit (du moins il est permis de le croire en lisant les écrits faits pour l’ instruire), il pensoit que les hommes, depuis qu’ ils ont secoué le joug de l’ ignorance et de la superstition, sont dignes de ne plus porter que celui des loix dont les rois justes sont les vivantes images ; que les monarques ayant dans leurs mains les deux grands mobiles de tout pouvoir, l’ or et le fer, et redevables au progrès des lumières du progrès de l’ obéissance, en doivent d’ autant plus respecter les droits naturels des peuples, qui ont mis sous la protection du trône tout ce qu’ ils ne peuvent plus défendre ; que l’ autorité qui n’ a plus rien à faire pour elle-même, est comptable de tout ce qu’ elle ne fait pas pour l’ état ; qu’ on ne peut alléguer aucune excuse à des peuples qui souffrent et qui obéissent ; que les plaintes de la soumission sont sacrées, et que les cris du malheur, s’ ils sont repoussés par le prince, montent au trône de Dieu ; qu’ il n’ est jamais permis de tromper ni ses sujets ni ses ennemis ; et qu’ il faut, s’ il est possible, ne faire sentir aux uns et aux autres ni trop de foiblesse ni trop de puissance ; que toutes les nations étant fixées dans leurs limites, et ne pouvant plus craindre ni méditer ces grandes émigrations qui jadis ont changé la face de l’ univers, la fureur de la guerre est une maladie des rois et des ministres, dont les peuples ne devroient ressentir ni les accès ni les fléaux ; qu’ enfin, excepté ces momens de calamité où l’ air est infecté de vapeurs mortelles et où la terre refuse le tribut de ses moissons ; excepté ces jours de désastres marqués par les rigueurs de la nature ; dans tout autre temps lorsque les hommes sont malheureux, ceux qui les gouvernent sont coupables. Telles sont les maximes répandues en substance dans les dialogues des morts , ouvrage rempli des notions les plus saines sur l’ histoire, et des vues les plus pures sur l’ administration ; dans les directions pour la conscience d’ un roi , que l’ on peut appeler l’ abrégé de la sagesse et le catéchisme des princes ; mais sur-tout dans le Télémaque, chef-d’ oeuvre de son génie, l’ un des ouvrages originaux du dernier siècle, l’ un de ceux qui ont le plus honoré et embelli notre langue, et celui qui plaça Fénelon parmi nos plus grands écrivains. Son succès fut prodigieux, et la célébrité qu’ il eut n’ avoit pas besoin de ces applications malignes qui le firent rechercher encore avec plus d’ avidité, et laissèrent dans l’ ame de Louis XIV des impressions qui ne s’ effacèrent point. La France le reçut avec enthousiasme, et les étrangers s’ empressèrent de le traduire. Quoiqu’ il semble écrit pour la jeunesse, et particulièrement pour un prince, c’ est pourtant le livre de tous les âges et de tous les esprits. Jamais on n’ a fait un plus bel usage des richesses de l’ antiquité et des trésors de l’ imagination. Jamais la vertu n’ emprunta pour parler aux hommes un langage plus enchanteur, et n’ eut plus de droits à notre amour. Là se fait sentir davantage ce genre d’ éloquence qui est propre à Fénelon, cette onction pénétrante, cette élocution persuasive, cette abondance de sentiment qui se répand de l’ âme de l’ auteur, et qui passe dans la nôtre, cette aménité de style qui flatte toujours l’ oreille et ne la fatigue jamais ; ces tournures nombreuses où se développent tous les secrets de l’ harmonie périodique, et qui pourtant ne semblent être que les mouvemens naturels de sa phrase et les accens de sa pensée ; cette diction toujours élégante et pure qui s’ élève sans effort, qui se passionne sans affectation et sans recherche ; ces formes antiques qui sembleroient ne pas appartenir à notre langue, et qui l’ enrichissent sans la dénaturer ; enfin cette facilité charmante, l’ un des plus beaux caractères du génie, qui produit de grandes choses sans travail, et qui s’ épanche sans s’ épuiser. Quel genre de beautés ne se trouve pas dans le Télémaque ? L’ intérêt de la fable, l’ art de la distribution, le choix des épisodes, la vérité des caractères, les scènes dramatiques et attendrissantes, les descriptions riches et pittoresques, et ces traits sublimes qui, toujours placés à propos et jamais appelés de loin, transportent l’ âme et ne l’ étonnent pas. Il avoit formé son goût sur celui des anciens, c’ est-à-dire, que la trempe de son esprit se trouvoit analogue à celle des meilleurs écrivains de la Grèce et de Rome ; car l’ étude et la méthode ne servent qu’ à mettre nos sentimens en principes ; et c’ est toujours notre caractère qui anime notre style, et qui lui donne son empreinte. En observant de près quel est ce caractère dans l’ auteur du Télémaque et dans ses illustres modèles, on trouvera que c’ est une sensibilité exquise du cœur et des organes. Il ne faut pas se méprendre à ce mot. Ce n’ est point cette chaleur apprêtée qui couvre d’ expressions vives et de figures violentes des idées communes ou fausses, comme un acteur médiocre gesticule avec force et pousse de grands cris, sans être ému et sans émouvoir. La sensibilité dont je parle résulte à la fois d’ une âme prompte à s’ affecter et d’ un esprit prompt à appercevoir ; c’ est celle qui, ne résistant point à l’ impression des objets, les rend comme elle les a reçus, sans songer à leur ajouter rien, mais aussi sans leur rien ôter ; qui, gardant des traces fidèles de ce qu’ elle a éprouvé, se trouve toujours d’ accord avec ce qu’ ont éprouvé les autres, et leur raconte leurs sensations ; c’ est elle qui laisse tomber une larme au moindre cri, au moindre accent de la nature, mais qui demeure l’ œil sec à toutes les contorsions de l’ art, qui dans ce qu’ elle compose donne aux lecteurs plus de plaisir qu’ ils ne lui supposent de mérite, leur inspire plus d’ intérêt que d’ admiration, et se rapprochant toujours d’ eux, les attache toujours davantage ; c’ est elle qui faisoit les vers de Racine, qui prête tant de charmes aux tendresses de Tibulle, et même à la négligence de Chaulieu ; c’ est elle enfin qui répandit sur les écrits de Fénelon des couleurs si douces et si aimables, et qui nous y rappelle sans cesse, comme nous sommes rappelés vers une société qui nous charme, ou vers l’ ami qui nous console. Le discours qu’ il prononça dans l’ académie lorsqu’ elle le reçut parmi ses membres, la lettre qu’ il lui adressa sur la poésie, les dialogues sur l’ éloquence, sont autant de monumens de la plus belle littérature et de la critique la plus lumineuse. Il est impossible en les lisant de ne pas aimer les anciens, la poésie, les arts, et sur-tout de ne pas l’ aimer lui-même. Mais cet amour qu’ il inspire à ses lecteurs n’ a-t-il pas un peu égaré ceux qui ont voulu regarder le Télémaque comme un poème épique ? C’ est dans l’ éloge même de Fénelon, c’ est en invoquant ce nom cher et vénérable qui rappelle les principes de la vérité et du goût, qu’ il faut repousser une erreur que sans doute il condamneroit lui-même. Ne confondons point les limites des arts, et ressouvenons-nous que la prose n’ est jamais la langue du poète. Il suffit pour la gloire de Fénelon qu’ elle puisse être celle du génie. Le Télémaque dérobé à la modestie de l’ auteur, comme tous ses autres écrits, lui donnoit une renommée qu’ il ne cherchoit pas ; l’ archevêché de Cambray qu’ il n’ avoit pas demandé, le mettoit au rang des princes de l’ église, et l’ éducation du duc de Bourgogne achevée, au rang des bienfaiteurs de l’ état, lorsqu’ une déplorable querelle, que son nom seul pouvoit rendre fameuse, vint troubler son heureuse et brillante carrière, et versa les chagrins dans son cœur et l’ amertume sur ses jours. Arrêtons-nous un moment avant que d’ entrer dans ces tristes détails, et considérons le sort de l’ humanité. Comment cet homme si aimé et si digne de l’ être trouva-t-il des persécuteurs ? Oh ! Que désormais nul mortel ne se flatte d’ échapper à la haine et à l’ envie, la haine et l’ envie n’ ont pas épargné Fénelon. Mais quoi ! Oublions-nous que la disgrâce est le moment du grand homme ? Ne nous hâtons pas de le plaindre. Quand nous le verrons aux prises avec le malheur, nous ne pourrons que l’ admirer.