Bruno Van Hollebeke
Analyses des fables – Étude sur Le Lion et le Moucheron
Etudes littéraires sur Le Lion et le Moucheron, B. Van Hollebeke, 1855
Va-t’en, chétif insecte, excrément de la terre1!
C’est en ces mots que le lion
Parlait un jour au moucheron.
L’autre lui déclara la guerre 2 :
Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de roi 3
Me fasse peur ni me soucie 4 ?
Un bœuf est plus puissant 5que toi;
Je le mène à ma fantaisie.
À peine il achevait ces mots
1 Cette manière d’entrer dans son sujet est extrêmement dramatique. (Nodier.)
« Le résultat de dialogue, dit Francis Wey, est quelquefois la peinture d’un caractère. On connaît mieux et à moins de frais un personnage après l’avoir entendu parler, qu’après en avoir lu le portrait, si finement tracé qu’il puisse être. » (Remarques sur la composition littéraire, chapitre IX. Du dialogue.) De plus cette forme dramatique donne au lecteur la satisfaction de deviner son héros. — Le premier vers de celle fable contient le portrait le mieux tracé. Pas un mot qui ne trahisse le plus profond mépris.
2 Le contraste est aussi frappant qu’inattendu. Une déclaration de guerre faite par un si faible ennemi ! ( Guillon. )
3 On dirait qu’il lui fait grâce de son litre de roi. Émilie, dans Corneille, n’est pas plus fière quand elle dit :
Pour être plus que roi, lu le crois quelque chose. (Aimé-Martin.)
4 On dit se soucier de.,., mais non pas soucier quelqu’un, pour le mettre en souci. ( Nodier. )
J.B.Rousseau l’a employé dans le même sens. Liv. I, Épigr. 7.
Ami, pourquoi te soucier ?
5 Puissant exprime ici la grosseur de la taille. Cette acception est indiquée dans la première édition du dictionnaire de l’Académie, et est encore d’usage dans le style familier. (Aimé-Martin.)
Que lui-même il sonna la charge 6,
Fut le trompette et le héros.
Dans l’abord il se met au large ;
Puis prend son temps, fond sur le cou
Du lion, qu’il rend presque fou.
Le quadrupède écume, et son œil étincelle;
Il rugit. On se cache, on tremble à l’environ;
Et cette alarme universelle
Est l’ouvrage d’un moucheron.
Un avorton de mouche en cent lieux le harcelle ;
Tantôt pique l’échine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.
La rage alors se trouve à son faite montée.
L’invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu’il n’est griffe ni dent en la bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l’entour de ses flancs,
Bat l’air qui n’en peut mais 7; et sa fureur extrême
6 Apprêts du combat; adversaires en présence : un nain contre un géant. Le bourdonnement de l’insecte devient l’accent de la trompette et le prélude de l’attaque ; tout cela est admirable. (Guillon.)
Ce badinage non seulement demande un goût exquis, mais un génie qui maîtrise l’art et se joue avec la nature. (Marmontel.)
7 Mais vient du mot latin magis , et signifie davantage.) c’est uu idiotisme bien ancien, et qu’on trouve dans la langue romane. (Walckenaer.)
Cette locution n’est usitée que sous la forme négative ou interrogative : Je n’en puis mais; en puis-je mais? Elle n’appartient qu’au style familier. Aussi me semble-t-elle contraster bizarrement avec la noblesse des expressions do la description poétique qui précède.
Le fatigue, l’abat : le voilà sur les dents 8.
L’insecte, du combat, se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonna la victoire 9.
Va partout l’annoncer, et rencontre en chemin
L’embuscade d’une araignée;
Il y rencontre aussi sa fin.
Quelle chose par là nous peut être enseignée ?
J’en vois deux, dont l’une est qu’entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L’autre, qu’aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire 10.
8 Être sur les dents. être harassé.
9 Quel combat, quelle victoire, quel triomphe! et tout cela finit par l’embuscade d’une araignée! (Nodier.)
10 Cette fable ne pêche-t-elle pas contre l’unité? après une première lecture, on serait tenté de le croire; mais en réfléchissant, on trouve que la défaite du moucheron prouve, aussi bien que sa victoire, que, parmi nos ennemis, les plus à craindre sont souvent les plus petits. Le moucheron a pu vaincre un lion; il est vaincu par une araignée. Il est vrai qu’à la rigueur le fabuliste aurait pu s’arrêter à la victoire du moucheron, mais il s’est laissé aller au plaisir de peindre la société. Et il est resté dans le vrai : que de fois ne voit-on pas les hommes s’enorgueillir d’un succès et payer cher leur vanité!
(Etude sur Le Lion et le Moucheron)
- Fable analysée par B. Van Hollebeke, édition 1855.