Pañchatantra ou fables de Bidpai
2e. livre – VI. — Histoire du Tisserand Somilaka
Dans un endroit habitait un tisserand nommé Somilaka. Cet homme fabriquait sans cesse des vêlements de diverses étoffes de couleur ornées de dessins, et dignes d’un roi ; mais en sus de la nourriture et de l’habillement, il ne gagnait pas la plus petite somme d’argent ; tandis que la plupart des autres tisserands de cet endroit, qui étaient habiles dans la fabrication de vêtements grossiers, possédaient une grande fortune. Or, en les regardant, Somilaka dit à sa femme : Ma chère, vois ces fabricants d’étoffes grossières, ils sont riches en biens et en or. Aussi cet endroit m’est insupportable. Allons-nous-en donc ailleurs pour gagner quelque chose. — Hé ! mon très-cher, répondit-elle, ce que tu dis là est faux, qu’on devient riche quand on s’en va ailleurs, et qu’on ne le devient pas dans son pays. Car on dit :
Si les oiseaux s’envolent dans l’air et s’abattent sur la terre, néanmoins ils n’obtiennent rien qui ne soit donné.
Et ainsi :
Ce qui ne doit pas arriver n’arrive pas, et ce qui doit arriver arrive, même sans que l’on fasse aucun effort : une chose même qui est dans la paume de la main se perd, si elle ne doit pas exister.
De même qu’entre mille vaches le veau trouve sa mère, de même l’action faite dans une vie antérieure retrouve son auteur.
Et en outre :
L’homme va-t-il par cent mille chemins, son action vile le suit ; il en est de même de l’action de l’homme généreux.
Et encore :
De même que l’ombre et le soleil sont toujours liés ensemble, ainsi l’action et l’auteur sont enchaînés l’un à l’autre.
Reste donc ici et sois laborieux. — Ma chère, dit le tisserand, ce que tu dis n’est pas juste. Sans effort l’action ne porte pas de fruit. Et l’on dit :
De même qu’avec une seule main on ne fait pas un nœud, de même, est-il dit, sans effort il n’y a pas de fruit de l’action.
Et ainsi :
Vois ! à l’heure du repas, sans l’effort de la main la nourriture gagnée par le moyen de l’action n’entrerait nullement dans la bouche.
Et de plus :
C’est par l’effort que les affaires réussissent, non par les souhaits : les daims n’entrent pas dans la gueule du lion endormi.
Et encore :
Si, quand il agit selon sa force, l’action ne lui donne pas de réussite, alors il ne mérite pas de reproches, l’homme au courage duquel le destin fait obstacle.
Ainsi il faut nécessairement que j’aille en pays étranger.
Cette résolution prise, le tisserand alla à la ville de Vardha-mâna, et, après qu’il y eut resté trois ans et qu’il eut gagné trois cents souvarnas, il se remit en route vers sa maison. Or comme à moitié chemin il passait dans une grande forêt, le vénérable soleil se coucha. Par crainte des bêtes féroces, Somilaka grimpa sur le tronc d’un très-gros figuier, et pendant qu’il dormait, au milieu de la nuit, il entendit en songe deux hommes de figure effrayante qui parlaient entre eux. Alors l’un dit : Hé, Kartri ! tu sais bien que ce Somilaka ne peut posséder rien de plus que la nourriture et le vêtement. En conséquence tu ne dois jamais rien lui accorder. Pourquoi donc lui as-tu donné trois cents souvarnas ? — Hé, Karman ! répondit l’autre, je dois nécessairement donner à ceux qui sont actifs le fruit qui répond à leurs efforts. Mais il dépend de toi de changer cela ; par conséquent enlève-les. Lorsque le tisserand, après avoir entendu cela, s’éveilla et regarda la bourse aux souvarnas, il vit qu’elle était vide. Alors il se fit des reproches et pensa : Ah ! qu’est-ce ? Une richesse péniblement gagnée s’en est allée, comme en se jouant, je ne sais où. Ainsi je me suis fatigué en vain, je n’ai rien. Comment montrerai-je mon visage devant ma femme et mes amis ? Après avoir fait ces réflexions, il retourna dans la même ville, et quand il eut gagné là en une seule année cinq cents souvarnas, il se remit en route vers sa demeure. Lorsqu’il fut arrivé à moitié chemin et qu’il se trouva de nouveau au milieu de la forêt, le vénérable soleil se coucha. Mais, par crainte de perdre les souvarnas, quoique très-fatigué, Somilaka ne se reposa pas ; ne désirant que sa maison, il marcha vite. Cependant il entendit deux hommes à l’air dur, tout à fait semblables aux premiers, qui venaient derrière lui et parlaient entre eux. Alors l’un dit : Hé, Kartri ! pourquoi as-tu donné cinq cents souvarnas à ce Somilaka ? Ne sais-tu donc pas qu’il ne peut gagner rien de plus que la nourriture et le vêtement ? — Hé, Karman ! répondit l’autre, je dois nécessairement donner aux hommes actifs. Il dépend de toi de changer cela ; pourquoi donc me fais-tu des reproches ? Lorsque Somilaka, après avoir entendu cela, examina sa bourse, il n’y avait plus un souvarna. Alors Somilaka éprouva le plus profond chagrin. Ah ! je suis perdu ! dit-il. Il tomba dans le plus grand désespoir, et pensa : Ah ! que me sert-il de vivre, puisque je n’ai pas d’argent ? Je vais donc me pendre ici à un figuier et mettre fin à ma vie. Cette résolution prise, il fit une corde de darbha, attacha un lacet à son cou, et s’approcha d’une branche. Lorsque, après avoir lié son cou à cette branche, il allait se jeter en bas, un homme qui était dans les airs dit : Hé, hé, Somilaka ! ne fais pas ainsi acte de violence. C’est moi qui t’ai enlevé ton argent ; je ne permets pas que tu aies même un varâtaka de plus que la nourriture et le vêtement. Va donc vers ta maison. Au reste je suis satisfait de ton emportement. En conséquence, demande quelque faveur que tu désires. — Si c’est ainsi, dit Somilaka, alors donne-moi beaucoup de richesses. — Hé ! répondit l’homme, que feras-tu d’une richesse dont tu ne peux jouir ? Car au-delà de la nourriture et du vêtement il n’y a pas pour toi de jouissance. Et l’on dit :
Que fait-on d’une fortune qui, comme une femme mariée, appartient à un seul, qui n’est pas commune à tous, comme une courtisane, et dont ne jouissent pas les passants ?
Hé ! dit Somilaka, bien que je ne doive pas jouir de cette richesse, puisse-t-elle cependant m’arriver ! Car on dit :
Quoique avare, quoique de basse origine et toujours fui par les honnêtes gens, l’homme qui a un amas de richesses est vénéré par le monde.
Et ainsi :
Lâches et bien attachés, je les ai regardés quinze ans, ma chère, pour voir s’ils tombaient ou ne tombaient pas.
Comment cela ? dit l’homme. Somilaka dit :
“Histoire du Tisserand Somilaka”
- Panchatantra 28