Chapitre I.
Histoire 1.
Un roi avait condamné à la mort un prisonnier de guerre, et allait donner le signal pour le faire mourir. Ce malheureux, n’ayant plus d’espoir, dit au roi, dans sa langue, toutes les injures qu’il put imaginer; car le désespoir ne garde plus de mesure : le chat terrassé arrache les yeux au tigre ; et quand il ne reste plus de ressource pour la fuite, on saisit de sa main le glaive tranchant de son ennemi.
Le roi ayant demandé ce qu’il avait dit :
– O roi ! dit un courtisan, cet infortuné s’écrie que le paradis est pour ceux qui pardonnent, et il espère sans doute que ces paroles seront comme les voiles qui le conduiront au port de ta clémence. En effet, le roi fut touché, et lui sauva la vie. Un autre courtisan, ennemi du premier, dit alors :
– Il est indigne de gens comme nous de ne pas dire la vérité devant le roi : ce prisonnier vient de prononcer contre lui l’outrage le plus sanglant. Le prince, le regardant avec indignation, lui répondit: Son mensonge est humain , et la vérité est cruelle ; il voulait sauver un malheureux, tu n’as cherché qu’à le perdre. Le mensonge qui apporte le salut vaut mieux que la vérité qui enfante la destruction. Malheur au favori qui ne donne ses conseils que pour nuire!
On lisait cette inscription sur l’arc de Feridoun :
– “O mon frère! le monde ne reste à personne; attache ton cœur au Créateur de l’univers, et c’est assez; ne mets donc point ta confiance dans le monde. Combien d’autres t’ont déjà devancé ! Ils ont disparu : qu’importe donc de mourir sur la terre ou sur le trône?”.
Histoire 2.
Un roi du Khorasan vit en songe le fameux roi Mahmoud, fils de Sebekteghin , qui régnait cent ans avant lui. Tout son corps était réduit en poussière ; il n’avait d’entiers que ses yeux, qui jetaient continuellement des regards sur le palais et sur le trône. Tous les sages, appelés pour l’interprétation de ce songe, gardèrent le silence. Un derviche seul s’écria :
– il voit enfin que son royaume et sa puissance sont passés en d’autres mains.
Oh : combien d’hommes puissants et accrédités gisent maintenant dans la terre sans avoir jamais laissé de traces ! Elle a dévoré jusqu’à leurs os. Mais le nom de Nouschirvan reste immortel , parce qu’il fut bienfaisant. Qui que tu sois, fais du bien, c’est le seul vrai usage de la vie, et n’attends pas celle voix terrible qui bientôt va crier :
– il n’est plus! .
Histoire 3.
Un roi avait plusieurs enfans, tous remarquables par leur beauté et par leur taille, à l’exception d’un seul qui était petit et difforme. Il ne put s’empêcher de le regarder un jour avec mépris. Le jeune prince, qui avait beaucoup d’esprit, s’en aperçut, et lui dit :
– O mon père ! un nain bien instruit l’emporte sur le géant qui ne sait rien. Ce n’est pas par la masse, mais par le prix qu’il faut juger des choses. La brebis se fait aimer par la propreté, l’éléphant est toujours sale. Sinaï est la plus petite des montagnes, et c’est sur elle que Dieu a opéré le plus de prodiges.
Le roi sourit et les courtisans applaudirent; mais une haine violente s’alluma contre lui dans le cœur de ses frères.
Tant qu’un homme ne parle pas, sa vertu reste comme ensevelie. Ne méprisez personne sur son extérieur, car la moindre touffe de bois peut recéler un lion ou un tigre.
Le roi fut attaqué peu après par un ennemi puissant, et les deux armées se trouvèrent bientôt en présence. Le jeune prince, poussant le premier son cheval dans le champ de bataille :
– O mon père ! dit- il, ne craignez point de lâcheté de ma part : vous me verrez bientôt couvert de sang et de poussière, car la guerre est un jeu cruel qui ne se paie qu’avec le sang. Il attaque en même temps les ennemis et terrasse les plus braves; puis, revenant vers son père, il baise la poussière de ses pieds et lui dit : Vous voyez devant vous ce fils si disgracié de la nature, puisse-t-il vous avoir prouvé que ce n’est pas la masse du corps qui qui fait le vrai courage! Dans un jour de bataille, c’est d’un cheval vigoureux et non pas d’un bœuf engraissé qu’on a besoin.
Le combat étant engagé, l’armée des ennemis était supérieure en nombre : celle du roi. déjà effrayée, commençait a plier, lorsque le jeune prince lui adressant la parole : Si vous êtes véritablement des hommes, venez combattre avec moi, et n’allez pas faire croire par votre fuite que ce sont des femmes qui sont cachées sous vos vêtements. Animées par ce discours , les troupes revolent au combat et remportent la victoire. Le roi, enchanté, baise alors la tête de son fils ; et sa tendresse pour lui croissant chaque jour, il partage avec lui le gouvernement du royaume.
Ses frères alors, plus irrités contre lui, formèrent le complot de l’empoisonner ; ils mêlèrent du poison dans les mets qui lui étaient destinés ; mais sa sœur, qui les avait aperçus d’ une salle supérieure, frappa les battants de la croisée pour avertir le prince du danger qu’il courait. Il comprit le signal et s’abstint de manger en disant : Ce n’est pas aux gens de cœur à mourir et à céder leurs places aux lâches. Quand même l’aigle n’existait pas, qui des oiseaux voudraient se mettre sous la protection de la chouette ?
Le roi fut instruit du complot, et pour punir les coupables , il les dispersa dans divers lieux de son royaume, espérant que, quand ils ne se verraient plus, leur haine s’éteindrait insensiblement.
Les sages ont dit avec raison que dix pauvres peuvent coucher et dormir dans un même lit, mais que deux rois ne peuvent tenir dans le plus vaste royaume. Un homme charitable a-t-il la moitié d’un pain, il s’empresse de le partager avec les pauvres; mais un roi qui vient de s’emparer d’un royaume songe d’abord à la conquête d’un autre.
Histoire 4.
Une troupe de voleurs s’était fortifiée sur la cime d’une montagne et était devenue la terreur de tout le pays. Les gouverneurs des provinces voisines, chargés de s’opposer à leurs brigandages, tinrent conseil entre eux et se dirent : Si nous laissons affermir cette troupe de voleurs, elle ne cessera de s’étendre et il ne sera plus en notre pouvoir de la chasser. L’arbre nouvellement planté peut être arraché par un seul homme; en le laissant prendre racine, les plus grandes forces ne peuvent l’ébranler. La main suffit quelquefois pour couvrir la source d’an fleuve, tandis que dans son cours l’éléphant lui- même a de la peine à le traverser.
L’avis unanime des gouverneurs fut d’envoyer des espions pour examiner les issues de la montagne et le temps le plus propre à l’attaque. On choisit des soldats alertes et déterminés ; ils se postèrent en embuscade, et lorsque sur le soir les voleurs revinrent fatigués de leur course et chargés de butin, il suffit du sommeil pour les livrer sans défense aux mains de leurs ennemis. Les guerriers n’eurent que la peine de les enchaîner et de les traîner devant le roi, qui ordonna de les faire tous mourir. Parmi eux se trouvait un jeune homme dans la première fleur de l’Age; un léger duvet commençait à peine à ombrager ses joues: il intéressait tout le monde par sa beauté et sa jeunesse. Un courtisan, embrassant alors le trône du roi et prosterné dans la poussière, le supplia en ces termes : Grand prince, cet enfant n’a pas encore eu le temps de goûter la vie; sa jeunesse, comme un tendre bourgeon, va-t-elle se dessécher sans porter aucun fruit ! Mon espoir est fondé sur ta clémence ; daigne le sauver du supplice et l’accorder à ton esclave.— Tu t’abuses, dit le roi, et travailles contre toi-même. Les leçons de la vertu sont sans force sur une race perverse ; c’est peu d’en couper le tronc, il faut en arracher jusqu’à la racine. La prudence permet-elle d’éteindre le feu et de laisser subsister l’étincelle, de tuer le serpent et de conserver ses petits ? Les nuages ont beau verser une pluie bienfaisante, il ne croît point de fruit sur le saule; ne perds pas ton temps à former un nomme corrompu : jamais le simple roseau ne produira du sucre.
Le courtisan, forcé d’approuver la sévérité du prince, essaya cependant de le fléchir : Seigneur, dit-il, je reconnais la vérité qui vient de nous éclairer par la bouche ; mais considère que, quand même ce jeune homme aurait contracté la rouille de la perversité en vivant avec les méchants, il sera seul désormais, et ton esclave se flatte que la conversation des gens de bien va lui inspirer d’autres mœurs. Ce n’est encore qu’un enfant ; l’habitude du brigandage et le germe du vice n’ont pu jeter de profondes racines dans son âme. D’ailleurs c’est un point de notre créance que tous les hommes naissent dans le mahométisme et qu’il n’y a que l’instruction de leurs pères qui en fait dans la suite des juifs, des chrétiens ou des adorateurs de feu.
Les amis du courtisan appuyèrent sa prière ; le roi céda enfin, quoique avec répugnance : Je t’accorde ce Jeune homme, dit-il, mais prends garde à toi et n’oublie pas ce précepte de Zal à Roustem son fils : « Quelque humilié que soit ton ennemi, sache qu’il est toujours à craindre. Le courtisan, enchanté, conduisit le jeune nomme à sa maison, l’éleva avec tendresse, le livra aux plus habiles maîtres. Le succès parut répondre à ses soins : un maintien noble, un esprit juste et prompt à la repartie et toutes les autres qualités nécessaires à ceux qui approchent des princes se firent remarquer chez lui avec éclat. Son maître ne pouvait se lasser d’admirer ce changement ; il le vantait un jour devant le roi : Les leçons des sages, disait-il, ont porté leur fruit et triomphé de la malignité du sol. Le roi ne put s’empêcher de sourire et lui répondit : Le louveteau finira toujours par devenir loup, quoiqu’il soit élevé parmi les hommes.
Plusieurs années s’écoulèrent. Le jeune homme se lia enfin avec un soldat du voisinage, et tous les deux conspirèrent la mort de son bienfaiteur : ils le massacrent avec ses deux enfants, enlèvent toutes ses richesses et se retirent dans cette caverne de voleurs qui avait été sa première demeure. Bientôt d’autres brigands vinrent les joindre et ils levèrent l’étendard de la rébellion. Le roi l’apprit et s’écria : Comment d’un fer vicieux peut-on se promettre un excellent cimeterre ? Mon, l’institution seule ne peut former un sage : la même pluie fait croître des raisins sur la vigne et des épines dans on sol ingrat. Ne semez point l’hyacinthe dans une mauvaise terre, vous perdriez votre temps et votre dépense: obliger les méchants, c’est presque travailler au malheur des gens de bien.
Histoire 5.
J’ai vu à la cour d’Ogulmische le fils d’un gouverneur de province: dès sa plus tendre jeunesse son esprit et sa prudence étaient fort supérieurs à son âge et donnaient déjà à sa physionomie un air de grandeur et de majesté. Le roi, admirant ses belles qualités, en fit un favori. Ses compagnons, jaloux de sa fortune, forgèrent alors contre lui mille accusations et n’oublièrent rien pour le perdre. Le roi surpris de tant d’animosité, lui en demanda la cause :
– O grand roi! dit-il, à l’ombre de ta puissance je me suis fait une multitude d’amis, mais je n’ai pu gagner mes rivaux, et leur haine ne s’éteindra que par ma disgrâce. Je puis bien n’offenser personne, mais comment adoucir le cœur de l’envieux? sa malheureuse passion ne cesse de le déchirer.
– Meurs, O envieux ! c’est le seul remède à tes maux. Les hommes pervers et corrompus ne cessent de fatiguer le ciel pour lui demander la mort ou la disgrâce des grands; mais si l’œil de la chauve-souris ne peut soutenir la clarté du jour, est-ce au soleil qu’il en faut faire un reproche ? Ne vaut- il pas mieux que tous les yeux de cette espèce dans les ténèbres plutôt que le soleil perde son éclat.
Histoire 6.
On lit qu’un roi de Perse, étendant la main de l”iniquité sur les biens de ses sujets, ne cessait de les tourmenter par ses extorsions. Plusieurs, ne pouvant plus les supporter, se dispersèrent dans les états voisins et cherchèrent un asile dans une terre étrangère. Les revenus du prince diminuèrent avec le nombre de ses sujets, son trésor resta vide et des ennemis acharnés l’attaquèrent de toutes parts.
Si tu veux être secouru dans l’adversité, achète d’avance ces secours par ta libéralité et ta clémence . l’esclave que tu maltraites s’enfuit avec sa chaîne, et l’homme libre au contraire devient ton esclave et reste enchaîné par la bienfaisance.
On lisait un jour en présence de ce prince comment Zohak , le plus puissant des rois, fut chassé du trône, et comment Feridoun s’éleva à la royauté. Un courtisan s’adressant alors au roi :
– Pourquoi, dit-il, Feridoun, qui n’avait ni trésor, ni possessions, ni esclaves, est-il venu à bout de s’assurer le trône ?
– Tu viens de l’entendre, répondit le roi, c’est parce que le peuple s’est attaché à lui et a combattu vaillamment pour ses intérêts.
– Mais reprit le courtisant , si c’est l’attachement du peuple qui fait la force des rois, pourquoi donc fatiguer et disperser le tien ? Serais-tu las de régner? Un roi doit chérir son peuple plus que lui-même et veiller plus attentivement à ses besoins, puisqu’il ne règne que par son bienfait.
«Le roi demanda à son tour quels étaient les moyens de fixer l’attachement des sujets et des soldats: Ces moyens , dit le courtisan, sont l’équité du roi, autour de laquelle tout le monde aime à se rassembler, et sa clémence, qui promet la paix et la sécurité à tous ceux qui viennent se reposer sous son ombre.
L’homme injuste ne peut pas plus régner que le loup mener paître les brebis. Le roi qui introduit l’injustice dans ses états travaille lui-même à renverser les fondements de son royaume.
Ce conseil déplut au prince; le courtisan fut chargé de chaînes et jeté dans un cachot. Peu de temps après, les oncles du roi, ayant pris les armes, vinrent demander le royaume de leurs pères. Le peuple se réunit avec empressement autour d’eux; ceux même qui avaient quitté le royaume accoururent à leur secours, et tous combattirent si vaillamment que le tyran fut renversé du trône.
Un roi veut-il n’avoir rien à craindre de ses ennemis, qu’il reste en paix avec ses sujets, car alors il n’est pas un citoyen qui ne devienne un soldat pour le défendre.
Histoire 7.
Un roi se trouvait dans un vaisseau avec un de ses pages : ce jeune homme, qui n’avait jamais vu la mer, fut saisi à sa vue d’une frayeur extrême et ses cris troublèrent tout le monde. On le flatta, on tenta tout pour l’apaiser, mais inutilement : le roi lui-même ne put lui imposer silence. Un sage se trouvait par hasard dans le même vaisseau : 0 roi, dit-il, si vous me l’ordonnez , je l’aurai bientôt fait taire. Le roi ayant répondu qu’on ne pouvait lui rendre un plus grand service, le sage commande aussitôt de jeter l’enfant à la mer ; on le tient quelque temps par les cheveux submergé sous les flots, et on le remet ensuite dans le navire. L’enfant, devenu libre, court aussitôt se tapir dans un coin et y garde le plus profond silence. Tout le monde était surpris -, le roi lui-même demanda au sage quel était son secret : Il est bien simple, répondit-il, cet enfant manquait d’expérience: il ignorait ce que c’était qu’un naufrage ; mais depuis qu’il s’est vu dans l’eau exposé à périr, il connait le bonheur d’en avoir été sauvé : il faut avoir éprouvé la peine pour sentir plaisir d’en être délivré.
Es-tu rassasié, tu dédaignes un pain d’orge ; mais pour moi, affamé, ce pain que lu méprises ferait mes délices. Pour les vierges du paradis , le purgatoire serait un enfer ; les damnés au contraire regarderaient le purgatoire comme un paradis.
Quelle différence entre celui qui presse sa bien-aimée sur son cœur et celui qui attend impatiemment à sa porte !
Histoire 8.
Hormouz, fils de Nouschirvan, étant parvenu au trône, fit mettre en prison tous les ministres de son père. On lui demanda quel crime avait attiré leur disgrâce :
– Je n’ai rien, dit-il, à leur reprocher, si ce n’est la crainte que je leur inspire et le peu de confiance qu’ils ont à ma parole. J’ai craint qu’ils ne me préparassent le même sort qu’ils redoutaient pour eux-mêmes ; j’ai suivi le conseil des sages, qui disent:
– ” Redoute qui te craint, , le chat dans son désespoir se jette sur les yeux du tigre, et le serpent ne mord le pied du berger que parce qu’il craint d’en être écrasé.”
Histoire 9.
Un roi arabe, épuisé par la vieillesse et par la maladie, touchait à son dernier moment et n’avait pas même l’espoir de prolonger sa vie. Un cavalier se présente alors devant lui :
– Nous venons, dit-il, de soumettre telle forteresse, ses défenseurs sont dans les chaînes et ses habitants se sont soumis à ton pouvoir.
– Hélas ! dit le prince en soupirant, cette nouvelle ne me regarde plus; portez-la à mes ennemis, c’est-a-dire à mes successeurs.
Histoire 10.
Je me trouvais une certaine année à Damas, sur le tombeau du bienheureux Jean. Que la paix soit sur lui ! Un roi arabe, fameux par ses injustices, vint lui-même visiter ce tombeau et adressa des prières ferventes pour obtenir ce qu’il désirait; ensuite, m’ayant aperçu: Je rends hommage, dit-il, à la piété des derviches ; je respecte le commerce qu’ils ont avec Dieu : unis donc tes vœux aux miens, assiste-moi , je te supplie, car un ennemi terrible me poursuit et remplit mon âme d’inquiétude. Je lui répondis : c’est en se montrant doux et bienfaisant pour ses sujets qu’on détourne les coups de ses ennemis.
C’est un crime impardonnable d’épuiser la violence et les tourments contre un être sensible et faible. Si tu ne sais pardonner les fautes, qui voudra te prêter la main si tu viens à tomber toi-même ? En semant le germe de l’iniquité, peut-on se promettre de bons fruits ? Cesse de faire le sourd, et administre la justice à ton peuple ; si tu ne le fais, la justice elle-même ne tardera pas à s’élever contre loi. Toute la postérité d’Adam ne forme qu’une même famille ; ils sont tous comme les membres d’un même corps : or, un membre peut-il souffrir sans que les autres s’en ressentent ? Si tu es insensible aux peines des malheureux, tu ne mérites pas le nom d’homme.
Histoire 11.
Un derviche de Bagdad avait une grande réputation de sainteté: il fut mandé par le gouverneur Hegiage, qui, le voyant, s’écria:
– O saint homme, accorde-moi le secourt de tes vœux et de les prières!
– Grand Dieu! dit alors le derviche, sois prompt à prendre ton âme.
– Quel vœu viens-tu de prononcer ? dit Hegiage tremblant.
– C’est, répondit le derviche, le plus salutaire que j’aie pu trouver pour toi et pour tous les musulmans. Quand on n’ use de sa puissance que pour tourmenter les faibles, quel bonheur peut apporter le souverain pouvoir? et ne vaut-il pas mieux mourir que de vivre?
Histoire 12.
Un autre tyran demandait à un derviche quelle était la meilleure des prières : La meilleure pour toi, répondit le derviche, est de dormir pendant la moitié du Jour : du moins tes sujets respireront pendant ton sommeil.
J’ai vu l’injuste livré au sommeil à l’heure du midi, et je me suis dit : Cet homme est le fléau du genre humain ; j’aime mieux le voir dormir que veiller, et il vaudrait mieux pour lui mourir que de vivre.
Histoire 13.
J’ai oui dire qu’un roi qui passait souvent les nuits à boire et dans la débauche avait coutume de chanter dans son ivresse : « Il n’y pas pour moi dans ce monde de moment plus agréable que celui-ci : je n’ai souci ni du bien ni du mal et je ne m’inquiète de personne. » Un pauvre, nu et transi de froid, était couché à sa porte ; en entendant ces paroles il s’écria : O toi qui n’as pas dans ce monde de pareil en puissance,si tu es sans inquiétude sur ton sort, n’en as-tu jamais sur le nôtre ? Ces paroles plurent au prince, qui, étendant la main par la fenêtre et tendant une bourse où se trouvaient mille pièces d’or: Ouvre ton sein, dit-il.— Comment pour-rais-je l’ouvrir, répond le pauvre, puisque je n’ai pas même de vêtement! Le roi fut encore plus touché de compassion et ajouta le présent d’une robe, qu’il fit porter avec la bourse. Cet or fut bientôt dépensé, car l’or dans les mains d’un derviche, la patience dans l’âme d’un amant, sont comme l’eau dans un crible. Il revînt donc bientôt après pour solliciter de nouveaux dons; on en avertit le roi, qui ne daigna pas le regarder; le moment d’ailleurs n’était pas favorable, et c’est le moment qui décide du succès à la cour des rois: Qu’on chasse de devant mes yeux, dit le prince, ce pauvre impudent et prodigue, qui a dissipé si promptement un bienfait aussi considérable ; ne sait-il pas que le pain de l’aumône doit nourrir le pauvre et non fournir des festins aux enfants de la débauche! Si un insensé allume sa lampe en plein midi, il n’aura plus d’huile à l’entrée de la nuit.
Un courtisan renommé par sa sagesse prit alors la liberté de lui dire : Grand prince, il me paraît plus sage de ne fournir à cette espèce d’hommes que les seules nécessités de la vie, et de les leur distribuer à des temps prescrits : l’ordre que tu viens de donner de chasser ce malheureux répugne à notre sensibilité. Après avoir planté pour lui l’arbre de l’espérance, faut-il l’arracher tout à coup ? Un roi doit ouvrir difficilement la porte de la libéralité mais quand elle est une fois ouverte, la sévérité ne doit plus la fermer. Les pèlerins de la Mecque, dévorés par la soif, ne s’arrêtent point auprès d’une fontaine salée : c’eut vers les eaux douces que les hommes, les oiseaux et les insectes aiment à se rassembler.
Histoire 14.
Un roi avare négligeait ses sujets, nourrissait et payait mal les soldats : il fut attaqué par un ennemi puissant, tous se hâtèrent de prendre la fuite. J’étais lié avec un de ces fuyards et je ne pus m’empêcher de dire : La honte et l’infamie sont le partage de celui qui a pu abandonner son ancien maître et oublier dans un instant tous les services qu’il en a reçus : — Fort bien, me répondit-il, mais n’est-ce pas aussi un crime de laisser mon cheval sans nourriture et de m’obliger de mettre son harnais en gage pour mon entretien ? Dois-je être libéral de mon âme pour celui dont l’avarice me dérobe ma paie ? Payée le soldat si vous voulez qu’il s’expose au danger. Un brave homme bien nourri a toujours des forces pour combattre ; si on lui laisse le corps vide, il sera plus léger pour prendre la fuite.
Histoire 15.
Un visir venait de perdre sa place, il se retira chez les derviches. Cette nouvelle vie lui plut; la satiété des affaires lui fit mieux goûter le repos. Quelque temps après, le roi, sentant renaître pour lui son ancienne inclination, voulut le rappeler au gouvernement : Il n’est plus temps, dit-il : quand on a renoncé au commerce des hommes et goûté les douceurs de la solitude, on ne t’expose point de nouveau aux traits et à la calomnie des méchants. — Mais, dit le prince, l’état a besoin d’un génie élevé qui puisse porter les poids des affaires. — Le refus de ces honneurs , répondit le nouveau derviche, est la meilleure preuve qu’on en est digne.
On demandait à un ayahgousch pourquoi il s’attachait à la suite du lion et se montrait si attentif à le flatter : C’est, répondit-il, afin que le roi des animaux me laisse profiter des restes de sa table et que je puisse vivre en sûreté sous sa protection. On lui conseilla de s’en approcher de plus près et on lui fit espérer qu’il gagnerait sa confiance et deviendrait son principal ministre : Je n’ai garde, répliqua-t-il, car alors je ne serais pas un moment à l’abri de sa fureur. L’adorateur du feu a eu beau l’adorer pendant cent ans. il n’en est pas moins consumé dès qu’il vient à y tomber.
Souvent il arrive aux courtisans de gagner des richesses, souvent aussi il leur en coûte la vie : Défiez-vous de l’inconstance des rois, disent les sages ; quelquefois un simple salut allume leur colère et quelquefois une étourderie attire leur faveur. Les grâces sont les vertus du courtisan et presque un défaut pour le sage. Le sage doit se faire respecter par la gravité de ses manières et laisser aux courtisans les singeries et la souplesse.
Histoire 16.
Un compagnon de ma jeunesse se plaignait à moi du malheur des temps : J’ai peu de bien, disait-il, et une nombreuse famille ; il m’est impossible de supporter plus longtemps le fardeau de la pauvreté. Je suis, tenté de passer dans une terre étrangère ; là du moins je puis dérober le secret de ma naissance, vivre et mourir dans la misère sans qu’on s’informe qui je suis. Plusieurs malheureux se sont endormis du sommeil éternel dans le sein de l’étranger et ils ont trouvé quelque douceur à n’être ni méprisés ni regrettés.
Cependant -je suis retenu par la crainte de mes ennemis, qui dans mon absence ne manqueront pas de se déchaîner contre moi : Voyez, diront-ils, cet homme lâche et inhumain, il abandonne sa femme et ses enfants dans la misère, et ne cherche des plaisirs que pour lui seul ; l’imprudent ! ah ! jamais l’astre du bonheur ne se lèvera pour lui !
Ces reproches, je t’avoue, me déconcertent. Vous savez que je ne suis pas sans talents et que je suis passablement instruit de l’arithmétique; trouvez-moi par votre crédit un petit emploi qui puisse adoucir une partie de mes peines, et tant que je vivrai je conserverai la mémoire de ce bienfait.
Je lui répondis : Mon ami, les places chez les rois unissent deux choses bien opposées: elles donnent de l’aisance, mais il faut l’acheter par des dangers, et la prudence rejette un bien pour lequel il faut exposer sa tête. Le collecteur n’entre point dans la cabane du pauvre pour exiger le tribu ! d’un bien qu’il ne possède point. Crois-moi , accoutume-toi è ta pauvreté, apprends a te contenter de peu ou prépare-loi à beaucoup de risques.
Mon ami me répondit que toute cette morale ne convenait point à sa situation, qu’il avait surtout besoin d’en sortir : D’ailleurs, ajouta-t-il, ma probité me rassure ; la crainte n’est que pour le méchant. Quiconque commet la fraude sent sa main trembler toutes les fois qu’il faut rendre ses comptes ; mais la droiture se fait aimer, et je n’ai encore vu personne périr pour l’avoir suivie. Les sages disent que quatre espèces d’hommes ont peur de quatre autres : le brigand, du roi ; le voleur, du gardien ; le débauché, du philosophe, et la femme prostituée, de l’officier de police. Mais celui dont toutes les actions sont éclairées par la probité, pourquoi tremblerait-il en rendant ses comptes ? Sois simple dans tes actions et n’affecte point de fausse gloire, et si tu tombes, tu renverses d’avance le triomphe de ton ennemi. Sois pur, ô mon frère, et ne crains personne. Ne vois-lu pas qu’on frappe les vertement impurs contre la pierre afin de les blanchir!
—Mon ami, lui répondis-je, tu me rappelles l’histoire de ce renard qu’on voyait courir à perte d’haleine. Quelqu’un lui demanda la cause d’une si étrange frayeur : Je viens d’apprendre , dit-il, que les chasseurs sont en campagne pour prendre un dromadaire et l’obliger à porter leur bagage. — Eh bien ! insensé, as-tu peur qu’on te prenne pour un dromadaire ? Quelle ressemblance as-tu avec lui ? —Taisez-vous, dit le renard, car si mes ennemis s’avisent de crier : Voila le dromadaire ! quand je serai pris sous ce nom, qui s’empressera de me délivrer ? qui prendra la peine de me faire connaître ? L’homme mordu par un serpent meurt avant qu’on aille chercher la thériaque à Bagdad. O mon ami, je connais la vertu, elle est telle que tu la peins, mais les ennemis seront cachés pour te tendre des embûches; quelle que soit ton intégrité, ils la calomnieront auprès du roi, et tu tomberas sous sa disgrâce. Tu vas donc te jeter toi-même sous la griffe du lion ! Et qui osera alors parler pour loi ? Chasse, crois-moi, cette ambition de dominer ; garde avec soin le trésor de la médiocrité. Les sages ont dit : La mer renferme des biens infinis, mais on ne trouve la sûreté que sur le rivage.
Mon ami, aigri par mes conseils, me répondit avec colère : Voilà donc tout ce que j’ai a attendre de cet esprit, de ce jugement et de toutes ces vaines qualités qu’on admire en vous : de vains conseils qui ne servent qu’à aggraver ma misère. On a bien raison de dire que c’est le malheur qui est la pierre de touche de l’amitié. Dans les festins et dans les fêtes comment pouvoir discerner l’ami de l’ennemi ? Ils vous montrent à peu près le même visage, mais le vrai ami accourt vous chercher jusque dans la prison et se fait un devoir de soulager vos peines.
Je ne voulus pas l’irriter davantage; je le quittai et fus trouver le visir, avec qui j’étais lié depuis longtemps; je lui recommandai mon ami, et il obtînt à ma prière l’emploi qu’il avait souhaité. Après l’avoir exercé quelque temps, sa dextérité , son intelligence, sa douceur, le firent passer à un emploi plus considérable ; l’astre de le félicité brilla chaque jour pour lui avec un nouvel éclat; il arriva au faîte des honneurs , devint le favori du roi ; on se le montrait au doigt comme l’homme le plus heureux ; les plus grands sollicitaient sa protection et mettaient en lui leurs espérances.
Charmé de sa prospérité, je me disais : Si le sort tarde à accomplir tes désirs, ne le mets point en peine, O mon frère de misère ; les sources du bien et du mal sont cachées, et nous ignorons laquelle s’ouvrira pour arroser l’espace de la vie. Ne te désespère donc point au temps de l’affliction; la patience est amère, mais le fruit en est doux.
Tandis qu’il était au comble des honneurs, j’entrepris avec quelques amis le voyage de la Mecque. A mon retour, je rencontrai non loin de ma demeure ce même homme plongé dans la tristesse et revêtu de l’habit de derviche. Je lui demandai avec inquiétude la cause de ce changement : Hélas ! me dit-il, vos conseils étaient sages et vous avez trop bien deviné : les courtisans, animés par la jalousie et par la haine, m’ont accusé d’avoir formé un complot; le roi n’a pas daigné examiner la vérité, mes compagnons et mes amis ont gardé le silence ou rompu avec moi le lien de l’amitié. Tant qu’un homme jouit de la faveur, on se tient les bras croisés sur la poitrine pour l’adorer ; vient-il à tomber du faîte des honneurs, l’univers entier lève le pied pour lui écraser la tête.
On m’a jeté dans un cachot et déchiré par toutes sortes de tortures ; enfin, sur la nouvelle de l’heureux retour des pèlerins de la Mecque, il y a deux jours qu’on a brisé mes liens, mais après avoir confisqué tous les biens que je tenais de mes pères. — Eh bien ! lui dis-je, ne vous l’avais-je pas prédit ? mais vous n’avez pas voulu me croire. Il en est de la faveur des rois comme des voyages sur mer, les profits s’y trouvent à côté des risques : ou l’on amasse de grandes richesses ou l’on périt victime des tempêtes et de la perfidie des cours. Le même jour peut ramener au port le marchand chargé d’or, ou jeter son cadavre nu sur le rivage. Je me tus , pour ne pas l’aigrir par une morale à contre-temps, c’eût été répandre du sel sur ses blessures, et je me contentai de lui dire ce proverbe : « Si lu ne peux soutenir la morsure du scorpion, ne t’avise pas de mettre la main à son trou ».
Histoire 17.
Quelques-uns de mes amis formèrent entre eux une société qui se fit bientôt remarquer par sa piété. Un grand, édifié de leur conduite, fixa une aumône journalière pour leur entretien ; mais l’un d’eux étant tombé dans une faute qui causa beaucoup de scandale, il retira son bienfait. Je tentai alors de le fléchir et me présentai à la porte de son palais ; le portier me repoussa d’abord en me chargeant d’injures; je m’y attendais et l’excusai facilement, car je savais cette maxime des sages : « Ne va point te présenter sans guide à la porte des courtisans et des rois, car si le chien ou le portier te rencontre, l’un te prendra par le collet et l’autre par le pan de ton habit. »
Mais les amis de ce seigneur m’ayant aperçu m’introduisirent avec mille marques de bienveillance ; ils voulurent me faire asseoir à la première place, mais je pris la dernière en disant : Je ne suis qu’un pauvre esclave, laissez-moi prendre la place qui me convient. — Que voulez-vous dire ? répondit te maître, je connais les agréments de votre esprit, vous ne pouvez être trop près de moi, afin que je sois plus à portée de vous entendre. Je lui obéis, je traitai par son ordre différents sujets, et lorsque j’eus fait venir insensiblement celui qui m’amenait, je m’écriai : O seigneur, quel si grand crime a pu attirer votre courroux sur ceux que vous aviez comblés de vos bienfaits ? Il n’y a donc qu’à Dieu seul qu’appartient véritablement le titre de bienfaisant, car il voit nos crimes et ne laisse pas de fournir libéralement à nos besoins. Ma réflexion lui fut agréable. Il ordonna sur le champ qu’on fournit aux solitaires l’aumône qu’il avait déjà fixée et qu’on les dédommageât de ce qu’ils avaient perdu. Alors, baisant le seuil de sa porte, et lui rendant mille actions de grâces, Je me retirai en disant : C’est parce que le temple de la Mecque exauce nos prières que tant de milliers d’hommes accourent pour le visiter. Seigneur, il est digne de vous de supporter les pauvres vos frères : on ne va point chercher du fruit sous un arbre stérile.
Histoire 18.
Un prince, en succédant à son père, se trouva maître d’un trésor immense. Il ouvrit aussitôt la main de la libéralité et répandit ses dons sur les guerriers et sur ses sujets. Le bois d’aloès n’a point d’odeur si on ne l’approche du feu, mais alors il répand un parfum aussi agréable que celui de l’ambre. Si vous prétendez au titre de magnifique, versez vos dons avec abondance: il faut semer le grain si l’on veut recueillir la moisson.
Un courtisan lâche et sans cœur voulut arrêter celle libéralité : Vos ancêtres, dit-il au prince, ont ramassé avec beaucoup de peine ce trésor et le réservaient pour des besoins imprévus. Prenez garde, mille accident peuvent vous surprendre ; votre ennemi n’attend que l’occasion de vous attaquer. Il serait honteux d’être réduit a la disette dans le temps de la nécessité. En distribuant ce trésor à tout votre peuple, à peine chaque père de famille en retirera une obole : au lieu qu’en recevant d’eux la plus légère somme, vous pouvez vous composer a vous-même un immense trésor.
Le prince n’écouta ce conseil qu’avec indignation, et lui répondit: L’Éternel, qui est la source de toutes richesses, m’a établi roi pour consommer et pour répandre ; il n’a pas voulu faire de moi un gardien qui ne fût occupé qu’a enfouir des métaux. Caroun fut englouti dans la terre perce qu’il avait quarante chambres pleines d’argent; mais la mémoire de Nouschirvan est éternelle et on se rappellera sans cesse le souvenir de ses bienfaits.
Histoire 19.
Nouschirvan, surnommé le Juste, étant un jour à la chasse, voulut manger du gibier qu’il avait tué; mais comme il n’avait point de sel, on envoya un esclave pour en chercher au village voisin. Nouschirvan recommanda de le payer exactement, de peur d’introduire un usage qui serait dans la suite funeste aux campagnes : Eh! quel si grand malheur, dirent les courtisans, peut naître d’une chose si peu importante? — Les commencements de l’injustice, répondit le prince, sont toujours faibles en naissant, mais elle ne tarde pas à se fortifier et insensiblement couvre la terre. Qu’un roi prenne un fruit dans un Jardin, ses esclaves voudront arracher l’arbre; qu’il se permette de prendre un œuf sans payer, ses soldats tueront toutes les poules. L’auteur de l’injustice passe, mais sa mémoire est livrée à une éternelle exécration .
Histoire 20.
Un trésorier injuste foulait sans pitié les peuples pour remplir le trésor du prince, ignorant cette maxime des sages : «Si tu braves la puissance de Dieu pour gagner les bonnes grâces d’un seul homme, Dieu armera bientôt contre toi la puissance de cet homme pour t’exterminer avec ta race. Les larmes et les gémissements de l’opprimé montent au ciel plus rapidement que l’incendie ne se communique à une forêt de roseaux desséchés. »
On a dit avec raison : Le lion est le roi des animaux, et l’Âne en est le dernier. Cependant l’âne, qui sert les hommes, vaut mieux que le lion, qui les déchire. Le prince, apprenant la tyrannie de son ministre, ordonna de le faire mourir dans les plus affreuses tortures, car on ne s’assure le cœur des rois qu’en gagnant celui des peuples. Si vous voulez que Dieu ait pitié de vous, commencez par faire du bien à ses créatures. Un de ceux qui avaient le plus souffert des extorsions de cet homme, passant auprès de son tombeau, s’écria : Malheur à l’homme puissant qui dévore la substance du peuple, car il s’y trouve toujours à la fin un os pour l’étrangler !
Histoire 21.
Un officier du prince jeta une pierre à un derviche qui lui demandait l’aumône. Le derviche, ne pouvant se venger, ramassa la pierre et la conserva jusqu’à ce que le roi, irrité contre cet officier, l’eût fait mettre en prison. Il fut alors le frapper à son tour avec la même pierre : Qui es-tu, dit l’officier, et pourquoi me frapper? — Reconnais, dit le derviche, ce solitaire que tu blessas telle année et la même pierre que tu lanças contre lui. — Mais où t’es-tu caché pendant si longtemps ?— J’étais, dit le derviche, contenu par la puissance; mais, quand je l’ai vu dans la disgrâce, j’ai profité de l’occasion.
Tant que le méchant est en crédit, garde-toi de lui résister si tu n’as des armes pour ta défense. Que gagnerais-tu à lutter avec un bras de chair contre un bras de fer ? Mais attends avec patience : tôt ou tard le temps lui liera les mains et lu pourras alors l’attaquer impunément.
Histoire 22.
Un roi grec était attaqué d’une maladie honteuse et cruelle; ses médecins lui dirent qu’il ne pouvait guérir qu’en appliquant sur le mal le fiel tout chaud d’un homme qui porterait de certaines marques. Le roi ordonna de le chercher, et on les trouva sur le fils d’un paysan. Le prince, ayant alors mandé ses parents, obtint d’eux, à force d’argent, qu’ils lui abandonnassent sa vie. Le cadi déclara que la religion permettait sa mort pour sauver les jours du prince. Le jeune homme était sous la hache du bourreau ; prêt à recevoir le coup, il lève les yeux au ciel et se met à sourire. Le roi, étonné, lui en demanda la cause et ce qu’il trouvait de si plaisant dans sa situation : Les enfants, répondit-il, cherchent leur refuge dans le sein de leur père. On soumet au cadi la discussion de ses différends, on s’adresse au roi pour en obtenir justice, mais tout se tourne aujourd’hui contre moi. Mon père et ma mère ont vendu ma vie par avarice; le cadi a prononcé que ma mort était juste, et vous croyez qu’elle seule peut vous sauver la vie; il n’y a donc que Dieu qui puisse être mon recours, car à quel autre pourrais-je demander la justice que vous me refusez ? Le roi, touché de ces paroles, ne put s’empêcher de répandre des larmes: Il vaut mieux mourir, dit-il, que de répandre le sang innocent. Ensuite, ayant embrassé le jeune homme, il le serra dans ses bras et le renvoya comblé de présents. On dit que dans la semaine il recouvra la santé sans avoir recours à aucun remède , et qu’il prononça cette maxime : ” Vous demandez si la fourmi qui est sous vos pieds a droit de se plaindre ? Oui, ou vous n’avez pas le droit de vous plaindre lorsque vous êtes écrasé par l’éléphant. “
Histoire 23.
Un esclave d’Amrou, fils de Leila, s’étant échappé, fut arrêté dans sa fuite et ramené à son maître. Le visir, qui était son ennemi, excitait le roi à le faire mourir, afin qu’il servit d’exemple aux autres. L’esclave s’étant prosterné aux pieds d’Amrou: Tout t’est permis, dit-il, ordonne ce que tu voudras, ton esclave ne contestera point contre son maître ; mais, ayant été élevé dans ton palais, je ne voudrais pas qu’au jour de la résurrection mon sang s’élevât contre toi. Si tu veux absolument faire mourir ton esclave, donne-toi au moins quelque apparence de droit, afin de n’avoir pas à répondre de mon supplice. Le roi, lui ayant demandé ce qu’il entendait par ce droit : Grand roi, répondit-il, permets-moi d’abord de tuer ce visir et il sera juste alors de venger sa mort avec la mienne. Le roi demanda en riant au visir ce qu’il pensait de cet expédient. O prince, dit-il, je t’en conjure par les mânes de ton père, renvoie promptement ce scélérat, de peur qu’il ne m’entraîne avec lui, et j’aurais à me reprocher d’être moi-même l’auteur de ma perte, pour n’avoir pas suivi le conseil des sages : « Si tu tires une flèche contre ton ennemi, prends garde à ton tour de lui servir de but. »
Histoire 24.
Un roi de la Susiane avait pour premier secrétaire un homme d’un caractère doux et obligeant et qui se faisait un devoir de prévenir tout le monde par ses services. Il n’y avait personne parmi les courtisans qui n’eût sujet de s’en louer. Il commit un jour une légère faute en présence du roi, qui aussitôt confisqua, ses biens et le fit appliquer à la torture. Mais les officiers du prince, qu’il avait tous obligés pendant sa faveur, le traitèrent avec beaucoup, d’humanité. Veux-tu gagner ton ennemi, ne cesse d’en dire du bien dans son absence et lors même que lu sais qu’il le déchire. La langue du calomniateur ne distille que l’injure. Veux-tu rendre ses paroles moins amères, frotte ses lèvres de miel.
Le malheureux secrétaire paya au roi une. partie de la somme à laquelle il avait été condamné, et ne pouvant satisfaire au reste, il fut retenu en prison. Tandis qu’il y languissait, il reçut d’un roi voisin une lettre conçue en ces termes : « Les grands de votre pays n’ont pas connu votre prix et vous ont traité avec inhumanité. Puisse le Tout-Puissant en dédommager longtemps votre vieillesse ! Si votre esprit sublime daigne venir habiter parmi nous, il trouvera tout le monde empressé d’honorer vos vertus, car tous les grands du royaume désirent passionnément vous voir et attendent votre réponse. » Le secrétaire ayant lu la lettre n’hésita pas. Il répondit sur-le-champ et sur le dos même de la lettre et renvoya l’homme qui l’avait apportée. Un ministre du roi fut instruit de cette négociation et accusa le malheureux d’entretenir un commerce avec les princes voisins. Le roi, irrité, voulut savoir ce qu’il contenait. Le courrier fut arrêté et on lut devant le prince le contenu des deux lettres.
Celle du secrétaire était conçue en ces termes. « Je suis fort loin de mériter la bonne opinion que les seigneurs de votre cour ont de moi et je ne puis accepter leurs services, parce qu’ayant été nourri dans ce palais, ce serait un crime énorme si, pour un moment de disgrâce, j’allais abandonner le maître dont j’ai reçu tant de bienfaits et trahir la foi que je lui ai jurée. » Le roi, charmé de ce qu’il venait d’entendre, se hâta d’envoyer à l’auteur des présents et une robe. Il le fit ensuite venir en sa présence, et dès qu’il l’aperçut : J’ai péché contre toi, dit-il, en te traitant si indignement malgré ton innocence.— Que dites-vous, ô grand prince ! votre esclave n’a rien à vous reprocher; tout est arrivé par l’ordre de Dieu, qui a voulu me faire goûter de l’affliction, et je le remercie de vous avoir choisi pour m’éprouver, car celui qui m’a fait tant de bien n’avait-il pas le pouvoir de me retirer ses dons?
Si le peuple te fait injure, n’en sois point troublé. Le peuple par lui-même ne peut faire ni bien ni mal ; tout vient de Dieu : il tient dans sa main le cœur de ton ami et de ton ennemi , et le pousse comme il lui plaît. Si tu es blessé, ce n’est point à l’arc, mais à celui qui a dirigé la flèche que tu attribues ta blessure.
Histoire 25.
On dit qu’un méchant qui se jouait également de Dieu et des hommes forçait les pauvres à lui donner à vil prix le bois qu’il vendait bien cher aux riches. Un sage le rencontrant lui dit : Ou tu es comme le serpent, qui mord tout ce qui le touche, ou comme la chouette, qui n’offre que de sinistres présages. En vain ta violence attaque tous les hommes, elle ne peut aller jusqu’à Dieu. le témoin et le vengeur des crimes secrets. Laisse en paix les habitants de la terre, de peur que les soupirs de l’opprimé ne montent jusqu’au ciel. L’injuste, irrité de ces paroles, en reçut l’auteur avec mépris et ne songea qu’à lui nuire. Enfin, une certaine nuit le feu ayant pris à sa cuisine consuma sa maison et toutes ses richesses et le laissa presque nu sur la cendre. Le même sage passa par hasard auprès de lui lorsqu’il déplorait son malheur et qu’il disait : Je ne sais qui a pu allumer cet incendie dans ma maison.— Tu ne sais, lui répondit le sage : ce sont les larmes et les gémissement de tous ceux que tu as opprimés. Le soupir d’un seul opprimé suffit pour bouleverser le monde.
Cosroès avait fait graver cette inscription sur sa couronne :« A quoi bon une longue vie et une multitude d’années ? Les races humaines se pressent et s’entassent, foulant aux pieds la poussière de ceux qui les ont devancées. Cette couronne m’est parvenue après une longue suite de rois et doit passer de même à mes successeurs.»
Histoire 26.
Un athlète avait atteint la perfection de l’art gymnastique, il en possédait parfaitement tous les secrets. Charmé de la beauté d’un de ses disciples, il les lui enseigna tous, à la réserve d’un seul. Le jeune homme, ainsi instruit et ayant acquis toutes ses forces, ne trouva plus dans l’arène de rivaux qu’il ne terrassât. Enflé d’orgueil de ses succès, il vint trouver le roi et lui dit : Mon maître ne l’emporte sur moi que par l’âge et la science des règles, mais je ne lui suis point inférieur en force et l’égale absolument dans la pratique de son art. Cette présomption déplut au prince, qui ordonna un combat pour en décider. On choisit la place la plus vaste ; toute la cour était présente. Le jeune homme, fier de ses forces, semblable à un éléphant à qui on a fait boire du vin, marchait avec orgueil, comme s’il avait dû renverser une montagne. Le maître, persuadé que son élève le surpassait de beaucoup en force, l’attaqua avec le secret qu’il s’était réservé et contre lequel il ne pouvait être en garde. Il lui fit aisément perdre terre, et l’ayant tenu soulevé quelque temps, il le jeta sur l’arène au grand applaudissement de tous les spectateurs. Le roi envoya au vainqueur une robe et des présents et fit sentir toute son indignation au jeune homme qui avait voulu s’égaler à son maître et qui avait si mal soutenu ses promesses : O prince, s’écria celui-ci, ce n’est point par la force que mon maître l’a emporté sur moi, mais par un tour d’adresse dont il m’a toujours fait un secret par jalousie. — Sans doute, répondit le maître, et je l’ai réservé pour aujourd’hui, instruit par ce précepte des sages qui dit : « Ne donne jamais à ton ami assez de force pour qu’il puisse te surpasser s’il devient ton ennemi. » Ne savais-tu pas les plaintes de ce maître qui éprouva l’ingratitude et les outrages de son élève ? Que sont devenues, disait-il, la justice et la reconnaissance ? Je n’ai appris à personne à tirer de l’arc qu’il ne m’ait fait ensuite servir de but à ses flèches.
Histoire 27. Un derviche qui n’avait que du mépris pour les plaisirs et les vanités du monde s’était assis au coin d’un champ. Le roi par hasard vint à y passer. Le derviche, livré entièrement à la contemplation, ne leva seulement pas la tête et ne rendit au prince aucun hommage. La colère s’allume facilement dans le cœur des rois; indigné de cette indifférence, il dit : Cette race d’hommes couverts de haillons est absolument semblable aux bêtes. Le visir s’approcha alors du derviche et lui dit : Le roi de la terre vient de passer à coté de toi ; pourquoi ne l’as-tu pas salué et donné l’exemple du respect que les lois et la justice demandent ? — Dites au roi, répondit le derviche, qu’on ne doit attendre d’hommage que de ceux qui attendent nos bienfaits. Sachez encore que les princes sont plus établis pour garder leurs sujets que les sujets pour obéir aux princes. Le berger est pour le troupeau et non le troupeau pour le berger. Le roi est le protecteur du pauvre et doit répondre du bonheur de ceux qui lui sont confiés; il est aujourd’hui dans tout l’appareil des grandeurs, demain il sera accablé de douleur et de tristesse. Encore quelques jours, et la terre le dévorera comme le moindre de ses sujets. Qui pourra les distinguer quand ils auront été frappés par la main du sort ? Ouvrez les tombeaux du roi et du sujet : leur poussière n’est-elle pas la même ?
Ces paroles pénétrèrent jusqu’au cœur du roi, qui, s’approchant du derviche : Demande-moi , dit-il, ce que tu voudras, et sois sûr de l’obtenir. — Je ne désire rien, répondit le derviche , sinon que tu ne m’interrompes pas davantage. – Mais, reprit le prince, avant de me quitter, donne-moi au moins un bon conseil. — Tu le veux, dit le derviche ; eh bien ! le voici : Tant que les richesses et la puissance sont dans ta main, fais-les servir pour te procurer un bonheur éternel, car les richesses et la puissance ne tardent pas à s’écouler.
Histoire 28.
Un courtisan fut trouver un solitaire égyptien et lui dit : Je suis nuit et jour occupé du service du roi, j’espère beaucoup de ses faveurs, mais Je redoute encore plus sa disgrâce. — Hélas ! dit le solitaire en versant des larmes, si j’avais pour le Dieu tout-puissant les mêmes sentiments que tu montres pour ton roi, Je serais au rang des justes.
Histoire 29.
Un roi avait ordonné de faire mourir un homme innocent : O prince, dit le malheureux, prends garde que ta colère contre moi ne tourne à ta perte. — Et comment? dit le roi. — Parce que mon supplice va dans un moment finir avec moi et que le tien va commencer et durera peut-être éternellement. Le souffle de la vie, tant qu’il dure, est comme le vent du désert, tantôt doux, tantôt violent, quelquefois bienfaisant et quelquefois funeste, mais il ne fait que passer. Tu crois faire injure à quelqu’un, elle finit bientôt pour lui, mais elle reste attachée sur ta tête.
Histoire 30.
Des courtisans de Nouschirvan délibéraient avec lui sur une affaire importante , chacun exposait son avis suivant ses lumières : le roi donna à son tour le sien ; le sage Buzurjmihir ne manqua pas de l’embrasser. Les courtisans lui ayant demandé en secret pourquoi il l’avait préféré aux autres : Parce que, dit-il, l’événement est incertain, que quelque parti qu’on suive, tout est sous la main de Dieu, qui peut le faire réussir ou le faire échouer. Le plus sûr est donc d’être de l’avis du roi, pour se mettre, en cas de malheur, à l’abri de son ressentiment.
Contredire l’avis du prince, c’est tremper sa main dans son propre sang. S’il dit en plein midi : Il fait nuit, criez aussitôt : Voilà la lune et les pléiades !
Histoire 31.
Un imposteur, qui portait ses cheveux attachés comme la famille d’Ali, se donnait pour un saint personnage. Ayant rencontré la caravane qui venait de la Mecque, il entre avec elle dans la ville, assurant qu’il était de retour de la ville sainte, après y avoir rempli les devoirs sacrés de la religion. Il présenta au roi un poème dont il se dit l’auteur ; mais un courtisan, récemment arrivé d’une expédition, dit: j’ai vu il y a peu de jours cet homme à Basra ; comment pourrait-il revenir de la Mecque ? Un autre dit : Il est de Malathia et son père était chrétien ; pourquoi porte-t-il donc les ornements d’une race sacrée ? Son poème se trouve dans le divan d’Anvari; comment pourrait-il en être l’auteur ? Le roi, indigné, ordonna de le chasser de sa présence et lui demanda à quoi bon tant de mensonges : O roi, lui dit-il, écoute ce que j’ai à te dire pour ma justification, et si ce n’est pas vrai, je suis prêt à subir le châtiment qu’il te plaira de m’infliger. Si un étranger te présente du lait caillé, il y a deux mesures d’eau et une de babeurre ; si ton esclave te dit une fausseté, ne t’en offense pas. Celui qui a beaucoup voyagé est sujet à mentir. Le roi alors ne put s’empêcher de rire et lui accorda ce qu’il avait demandé.
Histoire 32.
Un courtisan avait traité avec beaucoup de douceur loua ceux qui lui étaient soumis. Il tomba sous la disgrâce du roi, qui le fit mettre en prison; mais chacun s’empressa d’adoucir sa peines. Les grands eux-mêmes ne cessèrent de parier au roi de ses bonnes qualités, jusqu’à ce qu’enfin le prince lui fit grâce. Un sage, apprenant ce qui s’était passé, dit à ce sujet: Pour t’attacher un ami, vends, s’il le faut, jusqu’au jardin de ton père; ne crains pas de brûler les meubles de ta maison; fais du bien même à ton ennemi et ferme avec une bouchée de pain la gueule du chien qui veut le mordre.
Histoire 33.
Un fils d’Haroun-Alraschid vint trouver son père et lui dit en colère : Le fils de tel gouverneur vient de me faire le plus sanglant outrage en calomniant ma mère. Le calife fit aussitôt assembler son conseil. Les uns furent d’avis de faire mourir le coupable, d’autres de lui arracher la langue ou de l’envoyer en exil après avoir confisqué ses biens. Le calife, prenant alors la parole: Après tous ces avis, ô mon fils, il ne reste plus qu’un autre parti à prendre, qui est celui de la clémence : celui-là seul est digne de nous. En n’écoutant que la vengeance, tu feras plus de tort à ta mère que le calomniateur, puisque tu feras penser qu’elle ne t’a point appris à pardonner. Prends garde encore de passer les bornes de la justice, car c’est alors sur nous que tomberait le crime.
L’homme sage, celui qui mérite véritablement le nom d’homme, ne s’oublie point; même dans le transport de la colère, il ne dit et ne fait rien qui soit indigne de lui. Un libertin chargeait d’injures un citoyen honnête ; celui-ci ne lui répondit que par des vœux pour son bonheur. Quoi qu’on dise contre nous, il est rare que nous ne soyons pas dans le cas de rendre grâce, car qui connaît mieux nos défauts que nous-mêmes?
Histoire 34.
Je m’étais embarqué avec quelques seigneurs pour faire un voyage. Pendant notre navigation, un petit bateau fut brisé par les flots à notre vue, et deux frères qui le montaient étaient sur le point de périr. Un des seigneurs promit cent deniers au pilote s’il pouvait les sauver tous les deux. Il se jette à la mer, mais tandis qu’il sauve l’un, l’autre est englouti dans les flots. A ce spectacle, je m’écriai : Celui-ci ne devait pas sans doute survivre à son malheur, et nous entreprenions en vain de l’arracher à son sort. — Ce que vous dites est vraisemblable, répondit le pilote; cependant j’étais bien résolu de secourir d’abord celui que j’ai sauvé, et en voici la raison : m’ayant rencontré un jour dans le désert, fatigué et sans ressource, il me fit monter sur son chameau et me fournit généreusement l’hospitalité; l’autre, au contraire, m’avait maltraité dans mon enfance, Je m’écriai alors : Dieu est juste, il fait toujours trouver le retour du bien ou du mal que l’on a fait.
Tant que vous le pouvez ne blesses personne. Le chemin de la vie est plein d’épines ; tâchez d’en dégager vos frères, afin qu’ils vous secourent si vous en êtes percé à votre tour.
Histoire 35.
Il y avait deux frères dont l’un avait une charge près du prince et l’autre gagnait sa vie du travail de ses mains. Le riche dit à son frère: Que ne viens-tu à la cour avec moi pour servir le prince et te soustraire à un travail si pénible? Celui-ci lui répondit: Et toi, pourquoi ne pas travailler avec moi plutôt que de supporter l’abjection de l’esclavage ? Les sages ont dit qu’il vaut mieux s’asseoir et manger son propre pain que de se tenir debout avec une ceinture d’or pour servir les autres.
Échauffe ta main par l’ouvrage plutôt que de l’avoir toujours clouée contre la poitrine en présence d’un maître. Cette vie, dont on pour-rait tirer tant de fruit, se consume dans d’éternelles inquiétudes : de quoi vivrai-je cet été ? quels habits porterai-je cet hiver? Malheureux qui ne songes qu’à ton ventre, sois content d’un seul pain et tu n’auras pas besoin de te courber devant personne.
Histoire 36.
Un messager, transporté de joie, vint dire à Nouschirvan : Le Dieu tout-puissant vient d’enlever du monde un tel votre ennemi. Nouschirvan répondit: Vous a-t-on appris en même temps que je sois devenu immortel?
Comment pourrais-je me réjouir de ce que mon ennemi a terminé sa vie lorsque je sais que la mienne doit finir.
Histoire 37.
Plusieurs sages rassemblés à la cour de Nouschirvan traitaient une affaire importante ; chacun donnait son avis; le seul Buzurjmihir gardait le silence. On lui demanda pourquoi il ne disait rien: Les conseillers, répondit-il, sont comme les médecins, qui ne doivent donner leurs remèdes qu’aux malades. Je vous vois prendre le meilleur parti, que me reste-il à dire ? Quand une affaire peut se passer de mon secours, qu’ai-je besoin de parler ? Mais si j’aperçois un aveugle sur le bord d’un puits, je suis coupable si je garde le silence.
Histoire 38.
Haroun-Alraschid s’étant emparé de l’Egypte pour la punir du crime de son roi, qui avait voulu se donner pour un Dieu, nomma pour la gouverner un Éthiopien tellement stupide que l’on rapporte que quelques fermiers de l’Egypte étant venus se plaindre à lui de ce que des pluies venues hors de saison avaient détruit le coton qu’ils avaient semé sur les bords du Nil, il leur répondit qu’ils auraient mieux fait de semer de la laine. Un sage dit à cette occasion : Si les richesses étaient toujours le fruit de la science, rien ne serait plus à plaindre que l’ignorant; mais par la distribution que Dieu en a faite, il a voulu montrer qu’elles étaient uniquement son ouvrage. Il arrive souvent dans le monde que les sots sont honorés et les sages méprisés. L’alchimiste meurt de chagrin et de misère, tandis qu’un imbécile trouve un trésor sous une masure.
Histoire 39.
On offrit à un roi une belle esclave chinoise ; il était ivre alors et voulut en abuser, mais il ne put vaincre sa résistance. Irrité contre elle, il la donna à un esclave éthiopien, un vrai monstre de difformité, qui obtint par la violence ce qu’elle avait refusé au prince. Le lendemain le roi chercha cette même fille, mais on lui apprit ce qu’il avait fait dans son ivresse et tout ce qui était arrivé. Transporté de colère, il ordonne qu’on attache l’Éthiopien avec la fille et qu’on les précipite tous les deux du haut des tours. On allait exécuter la sentence lorsqu’un courtisan d’un naturel doux et humain se jetant aux pieds du prince, lui dit : L’Éthiopien est innocent ; tous les serviteurs du roi sont accoutumés à recevoir ses dons et à en faire usage. — Mais, reprit le roi, s’il avait su se contenir une nuit seulement, aurait-il donc fait une faute ?— O grand prince, répondit le courtisan, n’avez-vous pas ouï dire que si quelqu’un est dévoré de soif, la vue d’un éléphant furieux ne peut l’empêcher d’approcher de la fontaine, et qu’un hypocrite respectera peu la loi du jeûne s’il est seul et s’il a sous les yeux les apprêts d’un festin ?
Le roi révoqua la sentence en riant : Eh bien, dit-il, je te donne le nègre; mais que ferai-je de la fille ? — Il faut la donner au nègre, répond le courtisan ; puisqu’il en a déjà mangé la moitié, accordez-lui le reste.
Quiconque s’est déshonoré par un commerce infâme n’est plus digne de la société des honnêtes gens. Si une orange s’échappe de la main du roi et tombe dans l’ordure, elle ne lui sera plus présentée. Quelque soif que vous ayez, votre main repousse le vase plein d’eau qu’une bouche impure a souillé.
Histoire 40.
On demandait a Alexandre-le-Grand : Comment as-tu pu soumettre l’Orient et l’Occident, tandis que tant de princes avant toi, avec des forces et des richesses fort supérieures aux tiennes, ont tous échoué dans ce projet ? — C’est, répondit-il, en traitant bien tous les sujets des états dont Dieu m’a rendu le maître, et en respectant la mémoire des bons rois.
Les sages refusent le nom de grand à quiconque ose mépriser les grands hommes qui l’ont précédé. Tout passe et rentre dans le néant : la fortune, la puissance, les empires, le vice et la vertu même. Il n’y a que le souvenir des bonnes actions qui survive à cette continuelle destruction. (Jardin des Roses).