Histoire 1.
Un homme puissant demandait à un derviche: Je vois tout le monde dire du mal de ton état, mais qu’en penses-tu toi-même ? — A en juger par l’extérieur, répondit-il, ce genre de vie n’offre rien de criminel; quant à l’intérieur, je ne sais point deviner ce qui est caché.
Quand vous voyez un homme couvert d’un habit religieux, pourquoi lui supposer des sentiments qui ne le sont pas, puisque vous ne pouvez pénétrer dans son cœur?
Histoire 2.
J’ai vu à la Mecque un derviche qui, le front prosterné sur le seuil du temple, adressait à Dieu cette prière: « Être bon et miséricordieux, qui ne te lasses point de pardonner, tu connais notre faiblesse et nos iniquités, et que nous ne pouvons rien proférer qui soit digne de toi. Je ne t’apporte qu’une adoration imparfaite ; comment pourrais-je y prendre confiance ? Les méchants t’offrent leur repentir; l’homme pieux, pénétré de son néant, implore ta clémence ; les esclaves attendent de leurs maîtres la récompense de leurs services ; les marchands, le prix de leurs marchandises; moi je ne suis qu’un esclave inutile, je n’ai d’espérance que dans la bonté. Je suis un mendiant dépouillé de tout ; comment pourrais-je te vanter mes richesses ? Dans le traitement que lu me réserves, ne songe qu’a ce qui est digne de toi, sans avoir égard à ma bassesse. Soit que tu veuilles m’ôter la vie ou bien me pardonner, voici ma tête et mon corps sur le seuil de ton temple. Ce n’est point à un esclave à prescrire sa volonté; mais quoi que tu m’ordonnes, me voici prêt à exécuter la tienne. »
Un autre s’écriait en pleurant : « Grand Dieu, Je ne te dirai point : Reçois mon adoration, mais daigne effacer mes crimes avec la plume de ta clémence.»
Histoire 3.
Voici encore la prière d’Abdelkadir de la province de Guilan : « Dieu tout-puissant, pardonne-moi mes crimes, et si tu me trouves digne de quelque peine, ressuscite-moi aveugle au grand jour de ta justice, afin que je n’aie point à rougir en me trouvant parmi les justes. »
Pour moi, le front baissé et dans la tristesse de mon âme, je disais toutes les fois que je voyais lever l’aurore: « Grand Dieu, daigne te souvenir de ton serviteur, qui ne t’a jamais oublié. »
Histoire 4.
Un voleur entra dans la cellule d’un solitaire et n’y trouva rien qui méritât d’être emporté, ce qui le fâcha beaucoup. Le solitaire remarqua le chagrin du voleur, et, pour le consoler, mit sur son passage la natte sur laquelle il couchait.
Les hommes les plus parfaits cherchent à obliger leurs ennemis eux-mêmes : ainsi quels sentiments ne dois-tu pas à ton ami ! qu’il soit présent ou absent, tes devoirs envers lui sont toujours les mêmes. Malheur aux lâches qui, tour à tour agneaux timides et loups dévorants, flattent en leur présence ceux qu’ils déchirent en secret. Songe que celui qui te raconte les fautes d’autrui, ne vient que pour épier les tiennes.
Histoire 5.
Plusieurs personnes avaient formé entre elles le projet d’aller en pèlerinage et de partager en commun tout le sort qui leur était réservé. Je voulus me joindre à eux, mais ils me refusèrent. Je m’écriai alors : Il est indigne à des riches, qui devraient donner l’exemple de la bienveillance, de détourner leur visage du pauvre et de rejeter sa compagnie. Je suis robuste, je puis vous servir, et ne saurais vous être à charge. Si je n’ai pas de cheval pour me porter, je puis être utile aux vôtres.
L’un d’eux me répondit : Nous n’avons point voulu vous affliger ; ne soyez point blessé de ce que vous, venez d’entendre, en voici la raison : il y a peu de jours qu’un voleur, sous l’habit d’un derviche, vint se mêler à notre compagnie. Comment pouvoir deviner sous l’habit d’un nomme ce qu’il porte dans son cœur ? Le secrétaire connaît seul ce qu’il a déposé dans sa lettre. Cet habit est honoré; nous reçûmes donc avec joie celui qui le portait. Mais que fait l’habit ? c’est par les œuvres qu’il faut juger; qu’importe d’avoir une couronne sur la tête ou des haillons sur l’épaule ? c’est l’innocence et la piété qui font le vrai prix de l’homme plutôt qu’une robe de bure. Soyez vertueux et portez un habit de soie: la piété est dans le cœur et non sur les vêtements.
Dans le cours de notre voyage nous fûmes obligés de passer une nuit sous les murs d’une ville ; cet homme nous quitte, sous prétexte d’aller faire ses ablutions, mais dans le fait pour aller commettre un vol : dès qu’il est hors de notre présence il escalade les murs de la ville et dérobe un coffret plein de pierreries. Il s’évade ensuite si promptement qu’au point du jour il était déjà à l’abri des poursuites. Cependant, les citoyens de cette ville ayant appris le vol viennent nous saisir dès le matin, la plupart encore endormis, et nous jettent tous en prison. Depuis ce moment nous avons résolu de ne prendre aucun nouveau compagnon et d’embrasser la vie solitaire, car ce n’est que dans la solitude qu’on trouve la tranquillité d’esprit: le crime d’un seul homme rejette l’ignominie sur toute sa race ; si dans un troupeau un seul bœuf va paître l’avoine étrangère , tout le troupeau sera attaqué.
Gloire au Tout Puissant, m’écriai-je, qui me procure la bienveillance des hommes honnêtes, lors même qu’ils refusent de me recevoir dans leur compagnie ! Cependant j’ai profité de la leçon et je me suis dit souvent à moi-même ainsi qu’à mes amis que les sages doivent rejeter de leur société quiconque n’y serait pas assorti. Quand même une citerne serait pleine d’eau de rose, il suffit qu’un chien y tombe pour la salir.
Histoire 6.
Un derviche fut invité à un festin chez le roi; il affecta de manger très-peu, et quand on eût quitté la table pour prier, il se répandit en longues actions de grâces pour donner une haute idée de sa piété. Hypocrite, tu n’arriveras jamais à la Mecque; le chemin que tu suis ne conduit qu’en Turquie .
De retour chez lui, le derviche, pressé par la faim, demanda à manger : Eh quoi ! mon père, lui dit son fils, est-ce que vous n’avez pas mangé au festin du roi ?— Non, répondit-il, je me suis borné à satisfaire les besoins les plus pressons de la nature.— Si cela est ainsi, reprit le fils, vous pouvez recommencer vos prières, car Dieu ne peut vous tenir compte de ce que vous avez fait
Hypocrite, qui portes tes vertus à la main pour les montrer et qui caches dam ton sein les vices que tu caresses, à quoi te servira ce vain étalage? Est-ce avec cette fausse monnaie que tu achèteras ton pardon dans le jour terrible où il te faudra rendre compte?
Histoire 7.
Dans mon enfance j’étais scrupuleusement attaché à toutes les pratiques de dévotion, je me levais au milieu de la nuit, je veillais longtemps , je pratiquais la continence avec beaucoup d’austérité. Je me souviens qu’une certaine nuit je m’assis auprès de mon père, et que tirant l’Alcoran de mon sein, je me mis à le lire avec attention, tandis que toute la famille dormait autour de nous. Je ne pus m’empêcher de le faire remarquer à mon père : Il n’y a pas un de ceux-ci, lui dis-je, qui se lève pour prier; tous dorment comme s’ils étaient déjà morts. — O mon cher fils, me répondit mon père, au lieu de t’occuper à remarquer les défauts d’autrui, il vaudrait bien mieux que tu dormisses toi-même.
Histoire 8.
Un grand se trouvait dans une assemblée où l’on exaltait ses vertus en termes magnifiques. Croyez-vous, dit-il, que je ne me connaisse pas moi-même ? C’est une censure amère que de me prêter si libéralement tant de vertus. Mon extérieur vous séduit, mais vous ne savez pas ce que je cache dans mon cœur. Tout le monde admire le paon à cause de la beauté de sa forme et de l’éclat de ses plumes, tandis qu’il se méprise lui-même à cause de la difformité de ses pied.
Histoire 9.
Dans mon pèlerinage à la Mecque, je me trouvai une nuit tellement fatigué de mes veillées que je ne crus pas qu’il me fût possible d’aller plus loin ; je me couchai à terre peur prendre un peu de sommeil et priai le chamelier de me laisser : O mon frère, me répondit-il, nous touchons presque au saint lieu, les voleurs sont derrière nous ; encore on peu de courage, vous voilà sauvé ; si vous vous livrez au sommeil, vous êtes mort. Il est doux sans doute, en traversant le désert, de pouvoir se reposer à l’ombre d’un arbre, mais ce repos est presque toujours l’avant-coureur de la mort.
Histoire 10.
Je vis un jour sur le bord de la mer un derviche qui avait été déchiré par un tigre ; ses blessures étaient si profondes qu’il n’y avait point de remède. Il languit longtemps dans les angoisses de la mort, et il répétait sans cesse : Je te rends grâce, ô mon Dieu, de n’avoir à souffrir que mes tourments et non de remords pour mes crimes.
Si votre ami vous expose à quelque danger, et vous envoie même à la mort, n’allez pas dire qu’il vous est dur de mourir ; dites plutôt qu’il est malheureux pour vous d’avoir excité la colère de votre ami, et que ce soit là l’unique sujet de votre tristesse.
Histoire 11.
Un solitaire, pressé par le besoin, déroba une natte dans la cellule d’un autre solitaire. Le juge ordonna qu’on lui coupât la main. Le maître de la natte s’y opposa on disant qu’il l’avait donnée : Ton opposition, lui répondit le juge, ne m’empêchera pas de faire exécuter la loi. — A la bonne heure, dit celui-ci ; mais si quelqu’un dérobe un bien consacré à la pauvreté, cette loi n’ordonne pas de lui couper le main. Un derviche n’a rien en propre et par conséquent ne peut rien réclamer; d’ailleurs tout ce qu’il possède n’est-il pas pour le soulagement des malheureux ? Le juge renonce alors au dessein de punir le voleur, et se tournant vers lui : Malheureux, dit-il, le monde étant si vaste, pourquoi voler de préférence la cellule de ton ami ?— Eh quoi! répondit celui-ci, ne savez vous pas le proverbe : « Bouleverse si tu le veux la maison de ton ami, mais ne va pas même heurter à celle de ton ennemi ? Quand tu es pressé par le besoin, à quel autre qu’à un ami Iras-tu recourir dans ta misère ? »
Histoire 12.
Un roi demandait un jour à un derviche s’il pensait à lui quelquefois : Oui, répondit le derviche, toutes les fois que je ne pense pas à Dieu.
Histoire 13.
Un homme pieux vit en songe un roi dans le paradis et un derviche en enfer; il en fut étonné et demanda la raison de l’élévation du premier et de la dégradation du second, qui lui semblaient contraires aux idées reçues : C’est, lui répondit-on, parce-que le roi aimait la simplicité des religieux, et que le religieux recherchait la pompe et la compagnie des rois.
Qu’importe à la vertu une besace, des habits déchirés, un manteau couvert de haillons ? Ne fais que de bonnes œuvres, et sois sûr de ta récompense, soit que tu portes l’habit des bergers ou bien la mitre des rois .
**** 1- On reconnaît ici le sujet de la table de La Fontaine intitulée ” Songe d’un habitant du Mogol ” ( Liv. XI, fab. IV). Notre fabuliste avait puisé son récit dans la traduction abrégée de Gulistan par Du Ryer.
Histoire 14.
Un habitant de Cufa se joignit à notre caravane pour le pèlerinage de la Mecque ; il marchait la tête et les pieds nus, mais il était gai, content et ne se lassait pas de chanter ces paroles : ” Je ne suis point porté sur un chameau et je ne suis point non plus le chameau qui gémit sous un fardeau pesant ; je ne suis ni le maître ni l’esclave de personne; dégagé du souci des richesses et des chagrins de la pauvreté, je vis libre, et mon esprit est content. ” Un riche monté sur un chameau l’ayant aperçu lui dit : Malheureux, où vas-tu? Retourne, crois-moi, car tu périras de misère. Mais, sans vouloir l’écouter, le pauvre continua son voyage. Quand nous fûmes arrivés au palmier de Mahmoud, le riche lui-même mourut. Le pauvre, qui assistait à ses derniers moments, s’écria : Tu avais beau être porté mollement sur un chameau, les richesses ne t’ont point empêché de mourir, et moi, malheureux piéton, je survis à toutes les fatigues du voyage.
Un homme pleura toute la nuit sur le sort d’un malade ; au point du jour on le trouva mort lui-même et le malade était guéri. O mon ami, que de chevaux vigoureux périssent, tandis que l’âne arrive sain et sauf à son étable.
Histoire 15.
Un roi invita un solitaire à venir le voir; celui-ci résolut de prendre auparavant un remède qui affaiblit ses forces, afin de donner au prince une plus haute opinion de ses austérités; mais il se trompa: au lieu du remède il prit du poison et en mourut.
Combien d’hommes que je croyais ne contenir au dedans, comme la canne à sucre, qu’une moelle précieuse, et que j’ai vus ensuite ne renfermer, comme l’oignon, que des pellicules. Un solitaire dont le cœur est encore attaché aux créatures prie le dos tourné contre l’Orient. Un vrai serviteur de Dieu ne doit connaître que lui seul.
Histoire 16.
Une caravane de marchands fut arrêtée en Cilicie par des voleurs ; on leur enleva tous leurs biens, malgré les instances qu’ils faisaient au nom de Dieu et de son prophète de leur en laisser au moins une partie pour leur subsistance. Le sage Lockman se trouvait avec eux ; un des marchands lui dit : Vous auriez bien dû prêcher ces gens-là et leur inspirer de meilleurs sentimens, ils nous auraient peut-être restitué une partie de nos biens. Le sage répondit : On ne gagne rien à prêcher la sagesse à des vauriens ; la lime ne peut jamais nettoyer le fer qui est rongé de rouille jusqu’au fond. Que peuvent les avis sur une conscience noircie de crimes ? Un clou pénètre-t-il dans la pierre ? Au temps de votre prospérité voyez le pauvre, consolez l’infortuné, voilà le moyen de détourner les maux. Donnez au mendiant l’aumône qu’il vous demande, ou ce que vous lui refusez deviendra bientôt la proie du brigand.
Histoire 17.
Le sage Schemseddin Aboulfarage, fils de Giousi, qui a pris soin d’élever ma jeunesse, m’exhortait souvent à renoncer aux charmes de la musique pour me consacrer à la vie solitaire. Entraîné par la force de l’âge et la fougue des passions, je rejetai ses avis; les instruments, les chansons, les conversations agréables furent au contraire mes seuls amusements. Mon cœur se pervertit, et toutes les fois que je me rappelais les conseils du vieillard, je me disais : Ah ! pourquoi mon censeur n’est-il pas témoin des applaudissements que je reçois ? Pourquoi ne peut-il lui-même partager mes plaisirs ? Quiconque a bu du vin pardonne facilement à l’ivresse.
Enfin je me trouvai une nuit dans une société où je rencontrai un musicien ; mais, grand Dieu, quel musicien ! jamais on ne tira d’un instrument des sons aussi discordants que les siens ; sa voix était plus triste et plus lamentable que celle qui vient annoncer la mort d’un père. Tous les auditeurs se bouchaient les oreilles, ou, mettant le doigt sur la bouche, lui faisaient signe de se taire. Mais quoiqu’on lui exprimât de mille manières la peine qu’on souffrait à l’entendre et qu’on eût prié le chef de la maison, ou de fournir du vif argent pour se boucher les oreilles, ou d’ouvrir ses portes, afin qu’on eût la liberté de sortir, le bourreau n’en continuait pas moins, et il fallut malgré nous prendre patience jusqu’à la fin de la nuit.
Enfin le héraut sacré nous annonça le jour et les prières. Je m’approchai alors du chantre, et ôtant ma ceinture et mon manteau, je les mis à ses pieds et l’embrassai, en lui rendant mille actions de grâces. Mes compagnons furent étonnés de ce que je venais de faire; je devins l’objet de leurs plaisanteries ; ils me reprochèrent d’avoir donné un manteau de prix à un misérable racleur, qui n’avait jamais reçu plus d’un direm pour sa récompense et dont le seul souvenir leur faisait dresser les cheveux à la tête.
Mes amis, leur répondis-je, c’est assez plaisanter ; vous ignorez mon secret et le motif que j’ai eu dans ce que je viens de faire. Tous me pressèrent alors de le leur apprendre, afin qu’ils pussent eux-mêmes réparer leur faute. Sachez donc, leur dis-je, que le respectable vieillard qui forma mon enfance n’avait rien oublié pour éteindre en moi cette ardeur si vive pour la musique, mais j’avais toujours résisté à ses avis ; enfin cette nuit un sort plus heureux m’a conduit dans cet hospice; ce chanteur et l’ennui qu’il m’a causé ont eu plus de force que les leçons de mon maître, et je leur dois le dessein que j’ai formé de renoncer à ces vains amusements.
Histoire 18.
On demandait un jour au sage Lockman de qui il tenait la vertu qu’il pratiquait : Des vicieux, répondit-il ; tout ce qui me déplaisait dans leurs actions ou qui n’était pas conforme à mon goût, je le remarquais pour l’éviter.
Dans les jeux et même dans la licence, il ne se dit pas un mot que le sage ne puisse tourner à son profit; mais quand même les cent bouches de la sagesse parleraient à un insensé, ce ne sera qu’un vain bruit pour son oreille.
Histoire 19.
Un solitaire mangeait dix livres de pain par jour ; après son souper il prenait l’Alcoran et le lisait tout entier jusqu’au lever de l’aurore. Un homme d’esprit en entendit parler et dit : Ce solitaire vaudrait beaucoup mieux s’il mangeait moins et dormait davantage. Celui qui est trop rempli de nourriture est ordinairement vide de sagesse.
Histoire 20.
La miséricorde divine avait conduit un homme vicieux dans une société de sages, dont les mœurs étaient saintes et pures ; il fut touché de leurs vertus, il ne tarda pas à les imiter et à perdre ses anciennes habitudes ; il devint juste, sobre, patient, laborieux et bienfaisant. On ne pouvait nier ses œuvres, mais on leur donnait des motifs odieux; on vantait ses bonnes actions sans aimer sa personne ; on voulait toujours le juger par ce qu’il avait été et non par ce qu’il était devenu. Cette injustice le pénétrait de douleur ; il répandit ses larmes dans le sein d’un vieux sage plus juste et plus humain que les autres : O mon fils, lui dit le vieillard, tu vaux mieux que ta réputation; rends-en grâce a Dieu. Heureux celui qui peut dire : Mes ennemis et mes rivaux censurent en moi des vices que je n’ai pas. Que t’importe, si tu es bon, que les hommes te poursuivent comme méchant ? Moi-même, qu’ils disent parfait, je ne suis en effet qu’imperfection. Je suis loin de pratiquer tout ce que je dis ; mes voisins ne me connaissent pas, je leur ferme la porte pour leur cacher mes vices. Mais puisque Dieu fait et voit tout, à quoi bon fermer les portes ?
Histoire 21.
Je fus me plaindre un jour à un vénérable vieillard : Un tel, lui dis-je, vient de m’accuser hautement de libertinage. Il me répondit: Fais-le rougir à son tour par tes vertus et par ton innocence.
Histoire 22.
On demandait à un philosophe de Damas ce que c’était que connaître Dieu et être véritablement religieux. Il répondit à cette question de la manière suivante : Ce pays était anciennement habité par une nation amie de la vérité et très-vertueuse, mais elle avait l’extérieur vicieux et paraissait corrompue. Cette nation est aujourd’hui remplacée par une autre qui a l’extérieur honnête et paraît respecter la Divinité, mais au fond elle est dissolue et méprisable.
Si votre esprit erre sur tous les objets du monde, vous aurez beau être seul, vous ne serez jamais en repos. Quelque riche et quelque puissant que l’homme soit, il ne jouit de la paix et n’est heureux qu’autant qu’il s’attache à honorer dignement l’Être- Suprême.
Histoire 23.
Je faisais un voyage dans une compagnie nombreuse. Après avoir marché toute la nuit, nous nous arrêtâmes tous auprès d’un bois pour y reposer, excepté un seul voyageur qui se promena en chantant dans le désert. A son retour je lui demandai pourquoi il n’avait pas dormi comme les autres. Il me répondit : J’entendais chanter les rossignols sur les arbres, les perdrix dans les montagnes, les grenouilles dans les eaux, les bêtes féroces dans les forêts; j’ai regardé comme honteux d’être enseveli dans le sommeil lorsque tous les êtres célébraient les louanges de Dieu.
Histoire 24.
Je faisais le voyage de la Mecque avec une troupe de jeunes gens aimables ; ils ne cessaient de chanter pendant la route les bienfaits et les louanges de l’auteur de la nature. Nous rencontrâmes dans le chemin un dévot fier de ses austérités et plein de haine pour les religieux qui se vouent à la pauvreté, parce qu’il ignorait leur zèle. Après beaucoup de fatigue, nous arrivâmes près du palmier des enfants d’Helal. Un jeune enfant arabe en sortit et se mit à chanter avec tant de douceur que les oiseaux accouraient de tous côtés pour l’entendre. et que le chameau de cet homme austère, l’ayant jeté par terre avec son fardeau, témoigna sa joie par ses bonds. Nous étions tous dans l’admiration; le dévot seul était insensible: Eh quoi ! lui dis-je, tu vois que le charme et l’harmonie de cette voix se font sentir aux animaux eux-mêmes ; il n’y a donc que toi seul qu’elle ne pourra toucher? N’as-tu pas entendu ce matin le rossignol témoigner sa joie par ses chants? Tu portes en vain le nom d’homme. Dis- moi : de quelle espèce es-tu, si tu es incapable d’aimer ? L’attrait de la nature pour le plaisir se réveille dans ton chameau à la voix d’un Arabe, il court et bondit dans la campagne-, et toi, si tu ne partages pas cet attrait, n’es-tu pas au-dessous des brutes ? Vois les feuilles des arbres, les herbes de la prairie s’agiter doucement au souffle du zéphyr. Il n’y a que le rocher qui soit insensible comme toi : tout ce que tu vois se mouvoir dans l’univers chante les bienfaits de l’auteur de la nature. Ce n’est pas seulement sur des roses, mais encore sur les épines que le rossignol se plaît à lui rendre hommage.
Histoire 25.
Un roi mourut sans laisser d’héritier, et par son testament il donna la couronne à celui qui, après sa mort, entrerait le premier dans la ville. Un pauvre mendiant tout couvert de haillons parut le premier aux portes lorsque le roi venait d’expirer, et il fut couronné. Il régna quelque temps paisible; mais bientôt il eut a soutenir des guerres étrangères et intestines : il fallut livrer des batailles, et il perdit une partie de ses états. Au milieu de ses tempêtes, le pauvre, merveilleusement agité, n’avait cessé de flotter entre la crainte et l’espérance. Un de ses anciens amis, autrefois compagnon de sa pauvreté , ayant appris son élévation, vint le trouver et lui dit : Grâces soient rendues au Dieu incomparable et tout-puissant qui vous a élevé à un si haut degré de gloire et de puissance ! Sous ses auspices la rose a pour veut perdu ses épines, et les épines ont été pour jamais arrachées de votre pied ; le doux repos a succédé à toutes les traverses de la fortune; l’arbre tantôt fleurit, tantôt se dessèche, et se montre tour à tour dépouillé et couvert de tes feuilles. — Ah! mon frère, lui dit le roi, au lieu de rendre grâce à Dieu, demande-lui plutôt pour moi le courage et la patience ; plains-moi au lieu de me féliciter. Dans mon premier état je ne souffrais que de mes besoins, et je souffre aujourd’hui des besoins de chacun de mes sujets.
Tel est donc le sort des richesses, elles sont à la fois le tourment et de ceux qui en sont privés et de ceux qui les possèdent. Veux-tu quelque chose de plus précieux ? Demande le courage de t’en passer : c’est là le pouvoir par excellence et le seul que rien ne peut surmonter. Ne va pas mesurer le mérite du riche sur la quantité d’or qu il prodigue. J’ai toujours ouï dire que la patience du pauvre était préférable à la magnificence du riche. Un roi fait rôtir un bœuf pour le distribuer en aumône, mais ce bœuf ne vaut pas aux yeux de Dieu la simple miette donnée par la veuve.
Histoire 26.
Un homme avait un ami qui fut élevé au ministère; il cessa dès lors de le voir. On lui en fit un reproche, et on lui demanda quelle faute il avait commise contre lui ; Aucune, répondit-il, mais un ami ne doit voir un ministre que lorsqu’il a perdu ta place.
Histoire 27.
Abouhoreira allait tous les jours rendre ses devoirs à Mahomet ( que la bénédiction et la paix de Dieu soient sur lui! ). Le prophète lui dit un jour : Abouhoreira, venez me voir plus rarement ai vont voulez que notre amitié s’accroisse; de trop fréquentes visites l’useraient trop promptement.
Un plaisant disait un jour : Depuis le temps qu’on vante la beauté du soleil, je n’ai jamais ouï dire que personne en soit devenu amoureux.— C’est, lui répondit-on, parce qu’on le voit tous les jours, si ce n’est peut-être en hiver où il se cache quelquefois sous les nuages, mais alors même on en connaît mieux le prix.
Ce n’est pas un vice d’aller fréquemment visiter quelqu’un ; cependant il ne faut pas multiplier les visites jusqu’au point d’obliger de te dire : C’est assez.
Histoire 28.
Je m’étais associé arec un de mes amis de Damas dans l’espoir de vivre toujours ensemble; mais cette liaison fut pour moi une source amère de douleur et de disgrâce. Je parcourus avec lui les déserts de Jérusalem, et n’y vis que des mœurs féroces dont j’eus beaucoup à souffrir. Je tombai bientôt après dans la captivité des Francs renfermés dans la forteresse de Tripoli ; je fus contraint de travailler avec les juifs aux fortifications de la ville; je fus employé longtemps à faire et à porter le mortier. Enfin en des premiers citoyens d’Alep, avec qui j’avais eu autrefois quelque liaison, passa par Tripoli et me reconnut : O Mosleheddin, me dit-il, à quel état es-tu réduit, et quels événements ont pu t’y conduire ?
Je lui répondis : Je voulais me soustraire à la vue des hommes et cherchais la solitude, pour n’avoir de commerce qu’avec Dieu, lorsque je suis tombé dans la captivité : juge maintenant quel est mon sort en me voyant occupé à détremper de la boue et au pouvoir de brigands qui ne méritent pas le nom d’homme, lorsqu’il est plus doux de vivre avec ses amis, même chargé de chaînes, que fibre et dans un lieu délicieux avec ses ennemis.
Il eut pitié de mes malheurs, il me racheta des liens des Francs pour dix pièces d’or et m’emmena à Alep, et peu de temps après il me fit épouser sa fille unique avec une dot de cent pièces d’or; mais cette femme ne tarda pas à me déshonorer par la licence de ses mœurs ; impérieuse, emportée, acariâtre, elle ne cessa de répandre de l’amertume sur ma vie. « Une méchante femme, dit le proverbe, porte l’enfer dans la maison de son mari. Redoutez, O mes amis, redoutez surtout ce fléau, et délivrez-nous , O mon Dieu, de cet infernal supplice. »
Elle se plaisait surtout à me reprocher mon ancienne pauvreté : N’es-tu pas, me disait-elle, celui que mon père a racheté de la servitude pour dix pièces d’or ? — Oui, lui répondis-je, il lui en a coûté dix pièces pour me délivrer, et cent autres pour me faire ton esclave. J’ai ouï dire qu’un riche délivra un jour une brebis de la gueule d’un loup prêt à la dévorer, mais ce fut pour l’égorger lui-même. La brebis lui dit en mourant : Puisque tu devais être un loup pour moi, pourquoi m’arracher des griffes de l’autre ?
**** 2 – Mosleheddin veut dire qui améliore la religion ; c’est le surnom de Saadi
Histoire 29.
Un roi demandait à un religieux comment il partageait son temps : Je passe, lui répondit-il , toute la nuit à prier pour les autres ; au lever de l’aurore j’adresse au ciel mes vœux pour moi-même et je travaille tout le jour pour ma subsistance et celle de ma famille. Le roi ordonna qu’on lui fixât un revenu qui le délivrât désormais du soin de nourrir sa famille.
Le premier devoir est de veiller à la subsistance de ses proches. Gardez-vous de consacrer à la contemplation Le temps qui doit leur être destiné. Chaque jour je me propose de passer la nuit en prières, mais dès que je les commence , je me demande : Mes enfants qu’auront-ils à manger demain ? et je ne songe plus qu’à ménager mes forces.
Histoire 30.
Un solitaire de Damas s’était fait la plus grande réputation par ses austérités ; il vivait depuis plusieurs années dans une forêt, passant toutes les nuits en prières et ne mangeant que des feuilles d’arbres. Le roi eut la curiosité de le voir, et après l’avoir visité, il lui dit : Si vous le jugez à propos, je vous ferai préparer dans la ville même un lieu propre à vos dévotions ; vous pourrez les pratiquer plus facilement, et le peuple, qui en sera témoin, aura plus d’occasion de s’édifier de vos exemples. Le saint homme y consentit. Les courtisans lui dirent alors : Pour conserver les bonnes grâces du roi, hâtez-vous de venir vous établir à la ville et de faire au moins un essai de ce nouveau genre de vie. Si vous trouvez que le commerce des hommes vous enlève un temps trop précieux, vous serez libre de revenir. Il n’hésita pas, et le roi fit préparer pour le recevoir un jardin superbe où il avait le plus beau de ses palais.
C’était un lieu délicieux fait pour enchanter tous les sens : la rose y étalait partout ses brillantes couleurs, semblable à l’incarnat qui pare et anime les joues d’une jeune vierge, ou bien elle ne se présentait qu’en bouton, dont la pourpre commençait à s’unir au tissu vert qui lui servait d’enveloppe et qui avait toute la fraîcheur d’un enfant qui vient de naître ; des guirlandes tressées avec grâce, telles que les cheveux d’un beau garçon, décoraient les avenues, et des fleurs de toutes les formes et du plus brillant éclat étincelaient au haut des arbres.
Le roi envoya ensuite au saint homme une jeune fille pour le servir: son visage était resplendissant comme la lune, sa taille était déliée et svelte, sa parure toute rayonnante comme celle du paon. Quel piège pour un religieux ! Quels vœux, quelles austérités pouvaient tenir contre tant d’attraits ! Il ajouta encore le don d’un jeune esclave d’une beauté incomparable, d’ailleurs enjoué, amusant, et dont l’esprit ne le cédait point à la beauté. C’était son échanson pour lui offrir la coupe et pour lui verser à boire. Sa présence jetait tous les cœurs dans l’ivresse, on ne se lassait point de le regarder, de même qu’un hydropique ne se lasse point de boire de l’eau de l’Euphrate.
Au milieu de tant d’objets séduisants, que pouvait faire le derviche ? Sa table était couverte de mets exquis, ses habits étaient somptueux , les parfums des fleurs et des fruits portaient à la fois la volupté dans tous ses sens, des objets d’une beauté ravissante étaient sans cesse sous ses yeux et n’attendaient que son signal. Il succomba. Les sages n’ont-ils pas dit
que de beaux yeux étaient un piège où les meilleurs esprits allaient se prendre ? La science et la religion même ne défendent pas toujours contre cette amorce ; l’a-t-on goûtée une fois, comme la mouche attachée au miel, on ne peut plus s’en arracher.
Ainsi périt la gloire du solitaire. Le roi, après une assez longue absence, eut la curiosité de le voir; mais il ne le trouva plus le même : un embonpoint brillant colorait ses joues, il était languissamment couché sur des tapis de soie ; un esclave beau comme un ange, un éventail à la main, rafraîchissait l’air devant lui. Le roi le félicita de ce changement, s’entretint longtemps avec lui et le quitta en disant que sur la terre il n’aimait que deux espèces d’hommes, les sages et les religieux. Un courtisan, formé par un longue expérience des affaires, était présent et lui répondit : Il est juste, O grand roi, que tu verses tes bienfaits sur les uns et sur les autres. Donne de l’or au sage, afin qu’il s’anime de plus en plus dans l’étude de la sagesse ; mais si tu veux que le religieux persévère , laisse-le dans la pauvreté : l’or et l’argent ne serviraient qu’à le corrompre.
Histoire 31.
L’histoire que je vais raconter a beaucoup de rapport avec la précédente. Un roi se trouvait dans une situation fâcheuse; il fit vœu s’il venait à bout de ses desseins de donner tant de pièces d’or aux religieux. Il réussit, et pour acquitter son vœu, il chargea un de ses principaux ministres d’une bourse pleine d’or, et lui ordonna d’aller la distribuer aux différons religieux. Ce ministre, homme d’esprit, courut tout le jour et revint le soir avec la bourse pleine, et la rendant au prince : J’ai eu beau chercher, dit-il, je n’ai point trouvé de religieux. — Que voulez-vous dire ? répondit le roi. Ne sais-je pas qu’il y en a au moins quatre cents dans cette ville ? — Cela est vrai, dit le ministre, mais celui qui est véritablement religieux ne reçoit point d’or, et celui qui en reçoit cesse de l’être.
Histoire 32.
Un homme naturellement bienfaisant consultait un vieillard sur les moyens de se débarrasser d’une multitude de visites qui enlevaient son temps le plus précieux. Le vieillard lui répondit : Prêtez aux pauvres et demandez à emprunter aux riches, vous serez bientôt délivré des uns et des autres.
Histoire 33.
Un jurisconsulte disait à son père ; Les belles leçons de vertu que nous donnent les prêtres ne pénètrent pas jusqu’à mon cœur parce que je m’aperçois qu’ils ne font point eux-mêmes ce qu’ils ordonnent de faire. Ils nous prêchent de fuir le monde, et eux ne cessent d’entasser l’or et l’argent. Le sage n’est pas celui qui prêche le bien, mais celui qui le fait. Quand on s’égare soi-même, peut-on montrer le chemin aux autres ? Son père lui répondit : O mon flls, si leur doctrine est saine, que t’importe leur conduite ? Prends garde, en cherchant un sage sans défaut, de te priver des fruits de la sagesse. Tu me parais semblable à cet aveugle qui était tombé la nuit dans un bourbier, et qui criait de lui apporter un flambeau. — Qu’en voulez-vous faire ? dit une femme : vous qui ne voyez pas le flambeau, à quoi vous servirait sa lumière ? Dans la boutique d’un marchand, on n’achète des marchandises qu’avec de l’argent ; on ne profite aussi des leçons du prêtre qu’avec une âme bien préparée. Qu’importe que sa doctrine soit discordante avec ses œuvres ? N’écoute pas moins ses paroles. Une belle sentence, pour être écrite sur le mur, en a-t-elle moins de force?
Histoire 34.
Un homme avait quitté la société des derviches et s’était retiré dans celle des sages. Quelle différence, lui disais-je, trouvez-vous entre un sage et un derviche ? Il me répondit : Tous deux traversent un grand fleuve à la nage avec plusieurs de leurs frères ; le derviche s’écarte de la troupe pour nager plus commodément et arrive seul au rivage ; le sage au contraire nage avec la troupe et tend quelquefois la main à ses frères.
Histoire 35.
Un jeune homme ivre s’était endormi dans la rue. Un derviche, le voyant dans cet état, le chargea d’injures. Le jeune homme, levant la tête, lui répondit : En voyant un pécheur, les justes ont coutume de lui donner des signes de compassion et de bonté ; pourquoi m’insulter et ne pas couvrir plutôt les crimes de ton frère ?
0 toi qui fais profession de vertu, apprends d’abord à pardonner les fautes d’autrui, sois bon et indulgent, et si j’ai fait une mauvaise action, n’en ajoute pas une autre pour me reprendre.
Histoire 36.
De jeunes libertins insultèrent grièvement un derviche ; il alla trouver un ancien de son ordre et se plaignit amèrement de l’injure qu’il avait reçue : Eh quoi ! mon fils, lui répondit
l’ancien, ton habit n’est-il pas celui de la charité et de la patience ? Quiconque avec lui ne sait pas souffrir une injure ne mérite pas de le porter.
Une pierre jetée dans la vaste mer n’en trouble point la surface, mais elle trouble et agite toute l’eau renfermée dans une mare, et cette mare est l’emblème de celui dont la colère s’allume pour une injure. S’il t’arrive quelque tort, sache le supporter, parce que pardonner les fautes d’autrui est le plus sûr moyen d’expier les siennes. O mon frère, sois humble d’avance, puisque tu dois un jour être réduit en poussière.
Histoire 37.
Permettez-moi encore de vous raconter cette fable. Il y eut un jour une dispute très-vive entre le tapis et l’étendard de la guerre. C’était à Bagdad, dans le palais des califes. L’étendard, tout couvert de poussière, disait au tapis avec indignation : Nous sommes tous deux dans la même cour et servons le même maître; mais combien notre sort est différent ! Je n’ai pas un moment de repos ; dans toutes les saisons on me voit en campagne. Pour toi, à l’abri de toutes les injures de l’air, tu n’as à supporter ni les sièges des villes, ni la fatigue du désert, ni les vents, ni la poussière. C’est moi qui donne le signal dans toutes les expéditions. Toi, tu es renfermé dans le palais avec de jeunes garçons beaux comme le jour, de jeunes filles fraîches comme la rose, tandis que moi, abandonné à de vils esclaves, je me vois dans les routes, ou bien chargé de chaînes, ou perpétuellement agité par les vents. Le tapis lui répondit : C’est parce que je courbe humblement ma tête et n’ai point comme toi la prétention de la porter dans les airs.
Histoire 38.
Un athlète, doué d’une force prodigieuse, sortait triomphant d’un combat avec les yeux troubles et la bouche écumante. Un étranger demanda aux spectateurs : Quelle est cette espèce d’homme ? L’athlète entendit faire cette question et s’en trouva si fort offensé qu’il accabla d’injures celui qui l’avait faite. L’étranger se contenta de lui répondre : Quoi ! insensé, tu peux soutenir un rocher qui pèse mille livres, et tu ne sais pas supporter un seul mot dit sans dessein ?
A quoi, sert une vaine ostentation de ses forces ? Un homme en état de faire tête à un éléphant ne mérite pas le nom d’homme s’il n’a pas d’humanité.
Histoire 39.
Un vieillard de Bagdad, d’une famille honnête et d’un esprit agréable, donna sa fille en mariage à un ouvrier qui la maltraita le jour même de ses noces. Le père, apercevant le lendemain les marques de sa brutalité, dit à son gendre : Homme de néant, est-ce pour la maltraiter que je t’avais donné ma fille ? Mais pourquoi m’en prendre à toi ? ne devais-je pas savoir qu’un mauvais naturel jamais ne se corrige !
Histoire 40.
Un jurisconsulte avait une fille très-laide; quoiqu’il proposât une dot considérable, personne ne se présenta pour l’épouser, et il fut forcé de la donner à un aveugle. L’année même de ce mariage il vint dans cette ville un médecin de l’île de Serendib, qui rendait la vue aux aveugles. On proposa au jurisconsulte de faire guérir son gendre : Je m’en garderai bien, dit-il, car à l’instant il répudierait ma fille.
Histoire 41.
Un roi regardait avec mépris la pauvreté dés derviches. Un d’eux s’en aperçut et lui dit : O prince, pourquoi vous enorgueillir ? Vous l’emportez sur nous en puissance, mais notre vie est plus agréable que la vôtre. Nous sommes parfaitement égaux au moment de la mort, et, dans l’espérance de la résurrection, notre sort est de beaucoup préférable puisque nous avons moins de comptes à rendre.
Le roi qui soumet tout à ses armes, le pauvre qui ne vit que du pain de l’aumône, meurent également, sans rien emporter de ce monde. Qu’importe donc leur différence sur la terre ? Si toute la vie se passe à se charger de bagages inutiles, J’aime encore mieux le sort d’un mendiant que le fardeau de la royauté.
Les instituts des religieux se bornent à invoquer Dieu, à lui rendre grâce, à l’honorer et à lui obéir, A se montrer libéral dans l’abondance et content dans la disette, à ne reconnaître qu’un seul Dieu, à n’avoir de confiance qu’en lui seul et à souffrir l’adversité avec patience. Quiconque pratique les vertus est un vrai religieux, quand même il porterait une robe do pourpre; an contraire, l’homme vain et présomptueux, l’esclave de ses sens, qui passe le jour dans la mollesse et la nuit dans la débauche , a beau porter le manteau de la piété, il n’est qu’un scélérat aux yeux de Dieu. Malheureux, pourquoi étaler un voile à sept couleurs sur tes portes quand tu n’as que des nattes dans l’intérieur de ta maison ?
Histoire 42.
Je vis un jour sur le haut d’une maison des vases pleins de roses nouvellement cueillies, elles étaient attachées ensemble avec du gazon: Quoi ! m’écriai-je, cette vile plante est-elle faite pour se trouver dans la compagnie des roses? Le gazon me répondit humblement : Pourquoi voulez-vous me priver de l’honneur que j’en reçois ? Cet honneur me donne quelque titre à la bienveillance; je ne prétends d’ailleurs disputer à la rose ni son éclat ni son parfum ; mais nous sommes nés dans le même jardin et nous appartenons au même maître.
C’est ce maure qui me nourrit dès mon enfance et qui n’a cessé de me combler de ses dons ; il connaît mon cœur et j’attends tout de sa bonté, soit que je puisse l’honorer par mes faibles talents ou bien quand même je ne serais qu’un serviteur inutile. C’est l’usage des maîtres de soulager la vieillesse de leurs esclaves en leur donnant la liberté. Grand Dieu ! qui as orné ce monde de tant de créatures si variées et si brillantes, c’est cette liberté que je te demande lorsque je touche à la fin de ma car -Mère. O Saadi, ne l’attends que de sa bienveillance ; consacre à Dieu, mets en Dieu tout ton espoir. Malheur à l’homme qui se détourne de cette voie, car partout ailleurs il ne trouvera point d’issues.
Histoire 43.
On demandait à un sage laquelle des deux vertus était préférable, la force ou la libéralité : Celui qui a la libéralité, répondit-il, n’a pas besoin de la force.
On grava sur le tombeau de Baharam-Gour : « La main de la libéralité l’emporte sur le bras le plus robuste. »
Hatem-Tai était le plus généreux des hommes; il n’en est pas moins mort, mais le souvenir de sa libéralité et de sa bienveillance subsistera éternellement.
Donne aux pauvres le quarantième de tes richesses. Ne remarques-tu pas qu’en travaillant la vigne le vigneron coupe le superflu de ses branches pour qu’elle produise plus de raisin?