A mon ami Claudius Bellin
Un prince, enfant gâté d’un roi de la Médie,
Eut autrefois si forte maladie,
Que déjà devant lui depuis quelques instants
Les portes du tombeau s’ouvraient à deux battants.
Pour le sauver il fallait un miracle ;
Aussi le roi, laissant là de vains cris,
Envoya-t-il deux de ses favoris
Pour consulter le plus prochain oracle.
L’oracle répondit : qu’en un cas si scabreux
Il fallait qu’on passât, sans perdre une seconde,
A Son Altesse moribonde
La chemise d’un homme heureux.
Aussitôt députés de courir par le monde ;
D’entrer ici, puis là ; partout gens affairés
Satisfaits à divers degrés ;
Mais d’homme heureux pas la moindre nouvelle.
Comme ils s’en retournaient contrits
Au logis,
Ils avisent un rustre, en qui tout leur décèle
Un simple besacier, philosophe indigent ;
N’ayant pour tout habit que des lambeaux de bure,
Et pour tous souliers la chaussure
Dont dame Nature en naissant
Nous fait présent.
Mais sur sa face rubiconde
La santé se montrait dans son plus vif éclat.
Et ce drôle, à coup sûr le plus pauvre du monde,
Paraissait si content qu’on l’eût, sans son état,
Pris pour un aspirant à quelque épiscopat.
Après s’être assurés que, malgré sa misère,
Cet homme était heureux sur terre,
Les députés, encor le même jour
L’amènent à la cour.
Grande joie au palais; mais, hélas ! mal assise ;
Car, lorsque l’on voulut au prince dans son lit
Porter le vêtement par l’oracle prescrit,
Ou vit que l’homme heureux n’avait pas de chemise.
Qu’advint-il de l’enfant ? je ne le dirai point.
Qu’il vécut ou mourut ne nous importe guère ;
Le principal, et c’est le point
Qu’il faut noter dans cette affaire,
C’est d’avoir montré qu’il n’est pas
De personne heureuse ici-bas ;
Ou que si, par hasard, il s’en trouve quelqu’une,
L’homme dont les tourments seront les moins nombreux
Est souvent le plus malheureux
Sous le rapport de la fortune.
“La Chemise”