Pañchatantra ou fables de Bidpai
4e. Livre – IX. — La Femme et le Chacal
Dans un endroit habitait un couple de laboureurs, et la femme du laboureur, à cause de la vieillesse de son mari, pensait toujours à d’autres et ne prenait nullement de stabilité à la maison ; elle ne faisait que courir ça et là cherchant d’autres hommes. Or un fripon, voleur de la richesse d’autrui, l’aperçut et lui dit dans un lieu solitaire : Fortunée, ma femme est morte, et pour t’avoir vue je suis tourmenté par Kâma. Donne-moi donc le présent d’amour. Puis elle répondit : Ô fortuné ! si c’est ainsi, mon mari a beaucoup d’argent, et par suite de vieillesse il ne peut pas même faire un pas. En conséquence, je prendrai son argent et je viendrai pour aller ailleurs avec toi et jouir comme je voudrai du plaisir de l’amour. — Cela me plaît aussi, dit le fripon. Ainsi au point du jour tu viendras vite en ce lieu, afin que nous allions dans une très-belle ville, et qu’avec toi le monde des vivants devienne profitable pour moi. Elle promit que oui, et alla à sa maison avec un visage riant. Dans la nuit, pendant que son mari dormait, elle prit tout l’argent, et au point du jour elle courut vers l’endroit désigné par le fripon. Celui-ci la fit aller devant et se mit promptement en route vers le sud. Pendant qu’ils marchaient ainsi, ils rencontrèrent, à une distance de deux yodjanas, une rivière devant eux. Quand le fripon la vit, il pensa : Que ferai-je de cette femme, qui a atteint la limite de la jeunesse ? Et peut-être quelqu’un viendra-t-il à sa poursuite ; alors il y aurait pour moi grand préjudice. Je prendrai donc seulement son argent, et je m’en irai.
Après avoir pris cette résolution, il lui dit : Ma chère, cette grande rivière est très-difficile à traverser. En conséquence, je vais porter le bagage sur l’autre rive, et je reviens. Ensuite je te ferai monter seule sur mon dos et je te passerai aisément. Elle répondit : Fortuné, fais ainsi. Lorsqu’elle eut dit ces mots, elle lui remit tout l’argent. Puis il dit : Ma chère, donne-moi aussi ton vêtement de dessous et ton manteau, afin que tu ailles sans crainte dans l’eau. Après que cela fut fait, le fripon prit l’argent et les deux vêtements, et s’en alla dans la contrée où il voulait aller. Tandis que la femme, les deux mains posées autour du cou et pleine d’anxiété, était assise dans un endroit d’une île de la rivière, pendant ce temps vint là un chacal femelle, tenant un morceau de viande dans sa gueule, et comme après être arrivé il regardait, un gros poisson qui était sorti de l’eau était dehors sur le bord de la rivière. Quand le chacal le vit, il lâcha le morceau de viande et courut vers le poisson. Cependant un vautour descendit des airs, prit le morceau de viande et revola dans l’espace. Le poisson, lorsqu’il aperçut le chacal, rentra dans la rivière. Puis comme le chacal, qui s’était donné une peine inutile, regardait le vautour, cette femme nue lui dit en souriant :
La viande a été emportée par le vautour, et le poisson est allé dans l’eau ; chacal, qui a perdu poisson et viande, pourquoi regardes-tu fixement ?
Quand le chacal entendit cela et vit qu’elle aussi avait perdu mari, argent et galant, il lui dit avec moquerie :
Quel que soit mon savoir, tu en possèdes deux fois autant. Tu n’as plus ni galant ni mari ; pourquoi regardes-tu fixement, femme nue?
Pendant que le crocodile racontait ainsi, un autre animal aquatique vint encore et lui dit : Ah ! ta maison aussi a été prise par un autre grand crocodile. Lorsqu’il entendit cela, il eut le cœur très-affligé, et, pensant à un moyen de faire sortir ce crocodile de sa maison, il dit : Ah ! voyez comme je suis frappé par le destin !
Mon ami est devenu ennemi ; de plus, ma femme est morte et ma maison est envahie par un autre : qu’arrivera-t-il encore aujourd’hui ?
Et certes on dit ceci avec raison :
Sur celui qui est blessé les coups tombent sans cesse ; quand la nourriture manque, l’ardeur d’estomac augmente ; dans le malheur les inimitiés naissent : tout cela vient aux hommes lorsque le destin est contraire .
Que dois-je donc faire ? Dois-je combattre avec ce crocodile, ou le faire sortir de la maison en lui adressant des remontrances avec douceur, ou avoir recours à la discorde ou aux présents ? Mais je vais demander conseil à cet ami singe. Et l’on dit :
A celui qui agit après avoir demandé conseil à des maîtres bons pour lui et dignes d’être consultés, il ne survient aucun obstacle dans rien de ce qu’il fait.
Après avoir ainsi réfléchi, il demanda de nouveau au singe qui était monté sur l’arbre djamboû : Hé, ami ! vois ma malheureuse destinée. Maintenant ma maison même m’est fermée par un crocodile plus fort que moi. Aussi je viens te consulter. Dis-moi ce que je dois faire ; entre la conciliation et les autres moyens, lequel trouve ici sa place ? — Hé, ingrat méchant ! répondit le singe, pourquoi me suis-tu encore, bien que je te l’aie défendu ? A un sot comme toi je ne donnerai pas même un conseil. Lorsque le crocodile eut entendu cela, il dit : Hé, ami ! tout coupable que je suis, rappelle-toi notre amitié d’autrefois et donne-moi un bon conseil. — Je ne te dirai rien, répondit le singe. Sur l’ordre de ta femme, tu m’as emmené pour me jeter dans la mer ; ce n’était pas bien. Quoiqu’une femme soit plus chère que le monde entier, cependant on ne jette pas des amis et des parents dans la mer sur l’ordre de sa femme. Aussi, imbécile ! j’ai déjà prédit que ta sottise causerait ta perte. Car celui qui par orgueil ne suit pas le conseil donné par des gens de bien trouve promptement sa perte, comme le chameau à la cloche.
Comment cela ? dit le crocodile. Le singe dit :
“La Femme et le Chacal”
- Panchatantra 56