Pierre Simard
Poète et fabuliste contemporain – La ferme et le jeu de dominos ©
Fin aout, les biches de mai gambadaient à travers les blés mûrs en faisant valoir leur droit à la liberté et à toutes les extravagances. Les abeilles bourdonnaient et s’empressaient de faire provision du nectar des fleurs de trèfle. Les colleys du fermier dormaient à l’ombre des bâtiments. Tout au bout du champ, à la lisère de la terre en bois debout, Monsieur, le maitre des lieux avait rempli à rebord son bassin de rétention d’eau agricole pour ne pas se laisser surprendre par les coups de chaleur et la sècheresse annoncée.
Bibi la biche qui n’entendait faire les choses qu’à sa manière s’en approcha, y trempa une patte, deux, puis y plongea toute entière pour profiter d’un instant de fraicheur.
Incapable de reprendre pied au fond tellement l’eau était froide et profonde, elle pataugea de son mieux en essayant de s’agripper à la berge sablonneuse qui s’effritait à mesure qu’elle y déposait une patte. Prise de panique elle appela à l’aide de toutes ses forces à plusieurs reprises.
Fidèle à sa race, Léo le loup se sentit interpelé de réagir en accourant à grands pas.
– Tends moi une patte petite, je vais te sortir de là.
– Qui êtes-vous? demande la biche.
– Pour l’instant, je suis ta planche de salut. Vite donne-moi une patte que je t’attrape, répond le loup qui en a vu d’autres.
– Je ne suis pas certaine. Je vous regarde et il me semble que mes parents m’ont déjà parlé de vous.
– Tes parents? Ils vivent par ici.
– Oui du côté Ouest du buisson. Ils vont venir me secourir j’en suis certaine.
– Pauvre petite, tes parents n’ont pas l’ouïe assez fine pour entendre ton appel de détresse, il n’y a que moi qui puisse te sortir de là.
– Au secours! Je sens que je commence à perdre mes forces. Je glisse. Aidez-moi s’il-vous-plait. Aidez-moi.
– Donne-moi une patte, je vais l’attraper et de sortir de ta fâcheuse position.
À bout de force, Bibi la biche étira une patte que le loup s’empressa de saisir dans sa gueule. Les pattes enfoncées dans la terre riche des labours, Léo tira de toutes ses forces. Bibi glissait mais Léo tint bon. Lentement mais surement elle reprit pied, une patte, deux, quatre.
– Merci Monsieur, lance-t-elle.
– Le plaisir est pour moi la belle enfant. De quel coté de la forêt m’as-tu dit que tes parents vivent.
– Vous voyez les gros buissons derrière la pinière, toute ma famille m’y attend. Lorsque je leur raconterai comment vous m’avez sorti du bassin, ils n’en reviendront pas.
– Ça m’a tellement fait plaisir de t’aider, je me sens fier de moi. Pour te remercier, j’aimerais te confier un secret à l’oreille.
– Un secret? Vraiment? Ce sera mon premier secret, merci.
De plus en plus confiante, Bibi la biche s’approcha du loup et elle baissa la tête de façon à avoir l’oreille à la hauteur de la gueule du loup, C’est là qu’il lui raconta une histoire qu’elle ne pourra jamais répéter.
Le ventre plein, Léo le loup se traina les pieds durant quelques jours avant que son estomac le tiraille de nouveau. Puis il pensa à la famille de Bibi la biche. Ce jour-là, la température était plus clémente et les animaux profitaient de ce redoux pour quitter la sécurité de la forêt. À pas de loup, il se glissa entre les arbres clairsemés, les broussailles et buisson. Ils étaient là.
S’installant confortablement pour planifier sa stratégie, Léo le loup envisagea tous les scénarios possibles avant d’arrêter sa décision. Sorti de nulle part, un lièvre passa à la course. Distrait à peine une seconde Léo tourna la tête. La proie étant à portée de dents, il fit quelques pas rapides et hop dans la gueule. Alerté par le brouhaha la famille de cerf déguerpi à travers la forêt et passa à la course près de la ferme. Dérangés, les chiens se mirent à aboyer. En apercevant le loup qui courait derrière les cerfs, Monsieur s’empara de son fusil de chasse et coupa court au carnage. Or, comme la saison de la chasse n’était pas encore ouverte, un proche voisin s’inquiéta et téléphona au Service de protection de la faune. Après vérification sur le terrain, enquête et procès, Monsieur écopa d’une amende salée.
Les colleys qui n’avaient rien à voir avec l’histoire subirent le changement d’humeur de Monsieur et à leur tour, ils montrèrent aux chats de la ferme la force de leur caractère. Moins présents là où ils étaient attendus, les mulots en profitèrent pour se multiplier, ce qui ne manqua pas d’attirer les renards et les ratons-laveurs qui firent une razzia au poulailler désormais sans surveillance. Sans poules, plus d’œufs pour le marché.
Qu’on soit biche, loup, lièvre, chasseur, voisin, agent, juge, chien, chat, mulot, renard, raton-laveur, poule, œuf, marchand ou Monsieur, la vie ressemble à un grand jeu de dominos dans lequel ceci provoque cela, et puis un jour, pour une mauvaise décision, on finit par ne plus s’y retrouver.
Puisque le bonheur tient à si peu et qu’il est souvent fragile et discret, en toutes circonstances respectons les règles du jeu pour éviter que tous nous y soyons perdants.
Pierre Simard / Monsieur Fable
Blog de Pierre Simard