Une vache bretonne, aussi bonne que belle,
Jeannette était son nom, sa couleur, isabelle,
Rendait grâces aux dieux de son heureux destin.
Pour un lait superflu, qu’on prend soir et matin ,
On me chérit, on me caresse:
La fermière Isabelle est si bonne maîtresse !
Le meilleur pâturage est réservé pour moi.
L’amour impérieux me donne-t’il la loi ?
On me mène à l’époux le mieux tourné du monde,
Le plus beau des taureaux, que l’on trouve à la ronde:
Je donne tous les ans de ma postérité :
Bref, on ne vît jamais plus de félicité.
La maîtresse Isabelle entend le soliloque;
Dit à part soi, ma Jeannette se moque :
Vraiment ! elle croit donc que c’est pour ses beaux yeux
Que je la soigne on ne peut mieux?
On n’est plus si dupe à mon âge ;
L’expérience nous rend sage :
Mais je calcule mon profit,
Mon lait, mes veaux, et cela me suffit.
Ainsi s’abusait la Jeannette,
Qui du triste avenir n’était point inquiète.
Tant que son lait produisit bien ,
Elle fut très-heureuse, il ne lui manquait rien ;
En échange, elle offrait crème, beurre et fromage,
Dont la dame Isabeau tirait grand avantage :
Mais sitôt que les ans tarirent le nectar,
Trois lustres environ, ou plutôt, ou plus tard,
On oublia les dons ; Jeannette abandonnée ,
Fut conduite au marché prochain;
Là, sans pitié , l’artisan assassin
Lui fit subir sa triste destinée.
C’est ainsi que le monde est fait ;
L’homme, à son intérêt, mesure le bienfait.
“La Fermière et la Vache”