La Fille malade, la vielle Dame et la Vache gourmande
Une vieille femme, dans le village de Tekâv, possédait trois vaches, et avait une fille appelée Mahsati ;
Une fraîche beauté, qui grandissait comme un jeune cyprès (1). Un jour, par reflet du mauvais œil, elle tomba malade.
La pleine lune de son visage devint mince comme le croissant ; le monde s’obscurcit aux yeux de la vieille femme.
Son cœur se mit à brûler et son foie se consuma, car elle n’avait point d’autre affection que cette enfant.
La vieille disait toujours à sa fille : « Puisse ta mère mourir avant toi ! »
Par hasard, la vache de la dame, cherchant quelque chose à manger, mit un jour son museau dans la marmite. Alors, sa maudite tête resta prise dans cette marmite, comme les pieds d’un homme perclu, dans le sable. La vache, tel un démon échappé de l’enfer, sortit de la cuisine et courut vers la vieille.
Celle-ci s’imagina que c’était Azrâïl (2), et dans son épouvante elle se mit à crier :
« Ô Ange de la mort ! je ne suis pas Mahsati ; je suis une infortunée vieille femme.
Je me porte bien, moi, et ne suis nullement malade ; pour l’amour de Dieu, ne me confonds pas avec elle (3) !
Si c’est Mahsati qu’il te faut, la voilà, emporte-la (4), j’y consens.
Je me retire, arrange-toi avec ma fille ; va de son côté, ne t’occupe point de moi. »
En l’absence du péril, elle prétendait l’aimer ; mais quand elle vit le malheur elle l’abandonna.
Car, sache-le bien, à l’heure de la grande épreuve, personne ne te sera d’aucun secours, personne (5) !
- SÈNŸ, Hèdiqè.
1. Encore une expression qui déconcerte bon nombre de lecteurs européens. Comparer le corps humain à un arbre… Ah! ces poètes persans!
Voici d’abord un passage de lord Byron :Like a lovely tree
She grew to womanhood…..
Don Juan.
Maintenant, je vais citer quelques vieux vers français d’une grâce naïve et touchante. C’est une Orayson a Nostre-Dame, écrite au xvc siècle par le R.P. Le Franc. J’en détache une strophe où la Sainte Vierge est comparée au cyprès, au cèdre, etc. :
O cyprez aromatyzanz,
Beavlme de grant svauité,
Havlt cedre svr tovt verdissanz Oliue de fertilité;
En ma tres-grand nécessité, le te reqvierz, tres-saincte Dame,
Quant à morir seray cité,
Ayes pitié de ma poure asme.
(Communiqué par M. Alexandre Huré à la Gazette anecdotique, 30 novembre 1884.)
2. L’ange de la mort dans certaines traditions.
3. Ce distique manque dans presque toutes les copies. Et n’est qui de ses maulx l’allège :
4.Car enfans n’a, frère, ne sœur,
Qui lors voulsist estre son pleige.
*F. Villon, Grand Testament.
5.« Nous sommes plaisants de nous reposer dans la société de nos semblables. Misérables comme nous, impuissants comme nous, ils ne nous aideront pas ; on mourra seul. »
*Pascal, Pensées, édition Havet, art. XIV, I.
“La Fille malade, la vielle Dame et la Vache gourmande”