Essai sur les Fables de La Fontaine …Hippolyte Taine – Mme ve. Joubert, 1853.
La Fontaine, qui dînait chez madame Harvey, s’attarda un jour, et n’arriva qu’à la nuit. Il s’était amusé à suivre l’enterrement d’une fourmi jusqu’au lieu de la sépulture, puis il avait reconduit les gens du cortège à leur tanière.
Il a donc aimé et observé les animaux, et son livre est une galerie de bêtes aussi bien que d’hommes.
C’est que la fable n’est poétique qu’à cette condition.
Le poète ne façonne pas arbitrairement les êtres, il les copie en les perfectionnant; il fait autrement que la nature, mais d’après la nature ; son mérite est de la continuer, non de la pervertir. Si le lion n’agissait qu’en roi, s’il n’avait pas pour Louvre « un antre, vrai charnier »; si, lorsqu’il établit son budget, il no comptait pas par ses ongles, la fable serait froide et sans vie. Car la vie est le vrai, et un personnage ainsi faussé ne serait qu’un masque. Or, quand nous entrons chez le poète, nous venons voir une seconde nature qui doit valoir la première; nous visitons un créateur d’âmes, et non un fabricateur de déguisements. Nous voulons que le fabuliste, après avoir vu les hommes, quitte les hommes, qu’il aille dans les bois, parmi les terriers, sur la mousse, dans les sentiers que pratiquent les bêtes, ou bien dans leurs étables, sur leurs fumiers, et toujours parmi leurs occupations accoutumées. Il y a là tout un peuple et tout un monde, une hiérarchie, des bactéries, des passions, des physionomies, des discours même. Ce ne sera pas fiction que de faire parler ces personnages « plus éloquents chez eux qu’ils ne sont dans nos vers ».
La Fontaine a défendu ce pauvre monde contre Descartes , qui en faisait des machines. Ce sont petites gens, il est vrai, mais qui raisonnent aussi bien que nous-mêmes. Il se plaît à décrire les perplexités, les réflexions…
… Il peint rarement et toujours en deux mots leur extérieur. C’est au caractère seul qu’il s’attache. Il est l’historien de l’âme, et non du corps. Pour représenter aux yeux cette âme, il lui donne les sentiments et les conditions de l’homme ; ce mélange de la nature humaine, loin d’effacer la nature animale, la met en relief, et le chapitre de zoologie n’est exact que parce qu’il est une comédie de mœurs. La poésie montre ici toute sa vertu. En transformant les êtres, elle en donne une idée plus exacte ; c’est parce qu’elle les dénature qu’elle les exprime ; et elle est le plus fidèle des peintres, parce qu’elle est le plus libre des inventeurs. Elle dépasse ainsi la science et l’éloquence, et j’ose dire que les portraits de La Fontaine sont plus exacts et plus complets que ceux de Buffon. Tantôt Buffon décrit minutieusement, en naturaliste, les mœurs et les organes de chaque animal. La Fontaine anime et résume tous ces détails dans une épithète plaisante. Tantôt Buffon, fait des plaidoyers ou des réquisitoires, et conclut sans restriction à l’éloge ou au blâme. La Fontaine dit le bien et le mal, raille le chien qu’il juge « soigneux et fidèle », mais qu’il trouve aussi « sot et gourmand », il peint ses héros sans parti-pris, tour à tour fripons et dupes, heureux et malheureux, avec ce mélange de laid et de beau que fait la nature, et cette alternative de peines et de plaisirs qui est la vie. Le poète est plus court, et plus, animé, que le zoologiste, plus impartial et plus véridique que l’orateur.