Après qu’il eut lapé sa gamelle de soupe,
Sultan, dans sa niche rentré,
Et sur sa paille concentré,
Ramassé tout en rond, le museau sur sa croupe,
Semblait dormir, digérant son repas,
Et cependant ne dormait pas.
Fidèle au poste et faisant bonne garde,
Se fût mal avisé celui qui, par mégarde,
Ou par mauvais dessein conduit,
Près de la porte aurait fait quelque bruit,
Ou dans la cour se serait introduit
Sans avoir à Sultan exhibé sa semelle.
Des reliefs demeurés au fond de la gamelle
Avaient près de la niche attiré des moineaux.
Les moineaux sont hardis, mais de prudente race,
Ce ne sont pas des étourneaux ;
Chez eux la méfiance accompagne l’audace.
Aller chercher pitance à la barbe du chien,
L’entreprise était grande et promettait pâture.
On voulait tenter l’aventure ;
On le voulait, mais le moyen ?
Car il fallait ensemble observer le gardien,
Et happer sa miette au plus vite,
Et déguerpir pour n’être pas surpris.
On les voyait, au risque d’être pris,
S’aguerrir au dormeur, passer près de son gîte,
Tourner autour du pot, se poser sur ses bords,
Et faire en se baissant d’incroyables efforts
Pour atteindre au lopin ; mais, comme un trouble-fête,
La peur, la peur du chien commandait la retraite.
Au moindre bruit que faisait le collier,
Moineaux de s’envoler, puis de se rallier,
Puis de s’y mettre de plus belle
Et de recommencer l’assaut de la gamelle.
Enfin l’on prend courage, on s’accoutume au chien,
A son allure on se façonne ;
On voit qu’il est bonne personne,
Et qu’il ne prend souci de les gêner en rien ;
Soit sommeil, soit dédain, sa tranquille attitude
Dissipe leur inquiétude ;
Et les voilà, tout friands du banquet,
Bien résolus de risquer le paquet.
Mais le chat du logis qui savait son affaire,
Et qui n’était pas là certes pour ne rien faire,
Caché près de la niche, épiait son moment ;
Et sitôt que chacun, libre de toute crainte,
Et s’abandonnant sans contrainte,
Ne vit plus dans le pot, trop perfide instrument,
Que pain bien cuit, que soupe bien trempée ;
Que l’un, que l’autre, alternativement,
S’en donnait à plaisir, prenait franche lippée,
Lui, qui n’attend que l’heure où son dîner soit prêt,
Sur le gros des gourmands s’élance comme un trait,
Et sous sa griffe il sait vous les étreindre.
J’en voulais venir à ce point :
L’ennemi qu’on doit le plus craindre
Est l’ennemi qu’on ne voit point.
“La Gamelle du Chien”