C’est moi seul qui régis le monde,
Dit à dame justice, un jour sire intérêt ;
N’y fais-je donc rien s’il vous plaît ?
Dit justice ; et sur quoi se fonde
Ce grand titre de souverain,
D’unique roi du genre humain ?
Vous avez pour cela de plaisantes maximes,
À votre sens chacun a droit sur tout ;
Ni devoirs, ni vertus, ni crimes,
Il n’est point de projets qui ne soient légitimes
Pourvû que l’on en vienne à bout.
Fort bien, dit intérêt, vous sçavez mon système ;
Chacun a droit sur tout ; mais pour régler ces droits,
J’ai dicté, j’ai gravé des loix.
Qui les fait observer ? Dit justice : moi-même,
Repartit intérêt. On se passe de vous ;
Je fais agir la crainte, excellente maîtresse ;
Les hommes ne sont pas si fous
D’enfraindre la loi vengeresse ;
Et c’est par ce secret que je les unis tous.
Mais, dit justice alors, s’il est quelque âme noire,
Qui trouve l’art en certains cas de frauder la loi,
Quel est son frein ? Son frein ? Sa propre gloire,
Dit intérêt ; car comme roi
J’ai mon ministre honneur, qui gouverne sous moi.
Quel est cet honneur, je vous prie ?
Dit justice, ne brouillons rien.
Vous vetillés, et vous m’entendez bien,
Dit le prétendu roi, cet honneur c’est l’envie
D’être loué, d’être estimé,
Mettez-y, s’il le faut le désir d’être aimé,
Quant à votre philosophie,
Amour du juste, amour de son devoir,
Dans mon empire ils n’ont que voir.
Au bien public qui par moi fructifie,
Tous vos fantômes vains de devoirs, de vertu,
N’ajouteroient pas un fêtu,
C’est donc là tout ? Dit la dame équitable.
Oüi, c’est tout, moi je vous soutiens
Que ce n’est pas assez, qu’avec ces beaux liens
L’homme est encor insociable :
Qu’en un mot, et c’est là le point,
On doit tout redouter de qui ne m’aime point.
Voulez-vous par plaisir faire une expérience ?
Nommez-moi votre bon ami,
Votre meilleur élève, et le plus affermi ;
Je vous nommerai l’homme instruit en ma science.
Nous les éprouverons tous deux à votre choix,
Vous, mon éleve, moi, moi le vôtre ;
Et nous verrons qui de l’un ou de l’autre
Aura plûtôt trahi les loix.
D’accord, dit intérêt ; Philautas est mon homme,
Sera bien fin qui pourra l’embrouiller.
Et moi, dit justice, je nomme
Théophile ; allons travailler.
Certain fripon connu tel par la ville,
Avoit pas ses bons tours mis à part un gros bien.
Il en goûtoit la joie, et d’autant plus tranquille
Que personne n’en savoit rien.
Justice lui va mettre en tête
De déposer aux mains de Philautas
De son or mal acquis l’illégitime tas.
En toute occasion la somme seroit prête ;
Il n’auroit qu’à parler, coffre fort, trou, ni mur,
N’étoient pas un endroit si sûr,
Par vingt successions rendues,
Par autant de dépôts remis à point nommé,
Le nom de Philautas est porté jusqu’aux nuës ;
C’étoit la foi parfaite et l’honneur consommé.
Tant et si bien harangua l’oratrice,
Que ce mot hazardé passe pour aujourd’hui ;
Tant fut que le fripon en crut dame justice ;
Car bien qu’il ne l’aimât chez lui,
Dumoins l’aimoit-il chez autrui.
L’homme d’honneur est donc dépositaire.
À quelque tems de là notre fripon,
Se fait une mauvaise affaire ;
C’étoit la troisième, dit-on,
Calomnie, ou faux témoignage ;
Haut et clair par Thémis il fut réprimandé ;
Et ce qui fut pis, amendé.
De son argent il falloit faire usage ;
Il redemande le dépôt ;
Pour cette fois il ne vint pas si-tôt ;
Il ne vint point du tout ; faut-il qu’on s’en étonne !
Philautas raisonna ; car l’intérêt raisonne,
Mon homme est trop connu pour gueux, pour imposteur,
Et moi pour juste ; avec l’honneur
Gardons l’argent, dit-il ; la conséquence est bonne.
De ce raisonnement muni,
Comme il le dit, il lui plut de le faire.
Son honneur n’en fut point terni ;
L’autre fripon pour tout salaire
N’eut point d’argent, fut encor puni,
Justice a fait son coup, et voilà dans le piège
Philautas rudement tombé ;
D’autre part intérêt assiége
Théophile, voyons s’il n’a point succombé.
Un des amis de Théophile,
Disons l’ami ; de tels on n’en a qu’un,
Pleine ouverture entr’eux, vivre ensemble et tranquille,
Zèle impatient d’être utile,
Tristesse, joie, honneurs, tout étoit en commun.
Cet ami donc, après trois jours d’absence,
Rentrant chez lui, trouve au lit nuptial,
Près de sa femme, l’apparence
D’un de ces ennemis de l’honneur conjugal,
Pour lever tout scrupule, il voit des habits d’homme
Sur un fauteuil voisin, quel coup pour un mari !
Quoi ! Me trahir, dit-il, et dormir de ce somme !
Hélas ! Je me croiois chéri !
Le désespoir est prompt ; il tire son épée,
Et s’écriant, perfide, il faut venger mes droits,
Il en frappe sa femme, et la tire trempée
De ce sang que du sien il eût payé cent fois.
Le prétendu galant se réveille, il le frappe ;
Ne croi pas que ton sang m’échappe,
Dit-il ; en le frappant, il connoit son erreur.
C’est son épouse et son amie
Que vient d’immoler sa fureur.
L’une près de l’autre endormie
Au retour d’un long bal, elles ne pensoient pas,
Que leur sommeil touchoit à leur trépas.
Il demeure éperdu, de douleur immobile
Quoi ! Tu meurs ! Et c’est moi qui te donne la mort !
Il appelle Dubois, va chercher Théophile ;
Qu’il vienne ; je l’attends pour décider mon sort ;
Ne lui dis rien de plus ; Dubois fait son message,
Et Théophile d’accourir ;
Il arrive : voi mon ouvrage,
Dit le désesperé ; voi l’effet de ma rage,
Elle meurt ; et c’est moi, moi, qui la fais périr !
Cruelle erreur ! ô malheureux voyage,
Adieu donc, cher ami ; je n’ai plus qu’à mourir,
Théophile se fait expliquer l’avanture.
Le tout sçu. Fui, dit-il, éloigne-toi d’ici ;
Tien, voilà tout mon or. Non, non, ma mort est sûre.
Veux-tu donc que j’expire aussi,
Va-t’en, va pleurer ta disgrâce ;
Nous voilà condamnés à d’éternelles pleurs !
Mais vis du moins pour moi, je te demande grâce,
Et n’augmente pas mes malheurs.
L’ami cède à la fin : il sort ; par sa retraite,
Théophile étoit rassuré ;
Lorsque par le bruit attiré,
On monte dans la chambre : une terreur muette
Fait déjà soupçonner l’innocent éploré.
Puis le fer tout sanglant, et les deux corps sans vie
Ne laissent plus douter qu’il ne soit criminel.
On le traîne en prison l’affront est solemnel ;
C’est trop peu d’une mort pour cette perfidie ;
Et déjà mille voix portent l’arrêt mortel
C’est alors qu’intérêt vient tenter Théophile ;
Cet accident lui donnoit beau,
Decele ton ami, veux-tu donc, imbécile,
Être toi-même ton bourreau ?
Passe encor pour tes jours ; mais immoler ta gloire,
Pourquoi ? Pour un secret que tu n’as pas promis,
Voir deshonorer ta mémoire !
Songe que tes enfans sont tes premiers amis
Théophile loin de les croire
N’écoutoit pas seulement ses amis ;
Fidélité parloit, ses ordres sont suivis.
Il n’employoit à sa défence
Que le oüi, que le non, mais sans rien déceler ;
Les seuls maux de l’absent ébranlent sa constance,
Et son propre péril ne le fait pas trembler.
Il eût enfin subi la mortelle sentence
C’est assez dit justice ; il est tems de parler ;
Intérêt, tu vois ma puissance ;
Pour vos plaisirs irions-nous l’immoler
Non, non, dit intérêt, tu peux tout révéler,
Je consens à sa délivrance.
Justice parla donc, on connut l’innocence ;
Même du criminel qui ne l’est qu’à demi,
On ne croit pas devoir tirer vengeance ;
On lui fait grâce, et c’est la récompense
D’avoir pû s’attacher un si fidelle ami ;
Justice est le seul bien des royaumes, des villes
Sans elle, tout à redouter.
Quels fous aimeroient mieux traiter
Avec les philautas qu’avec les théophiles.
Théophile avec un sien frere,
Neveu d’un oncle riche, habitoient sous son toît,
L’un plein de probité, complaisant, mais sincère,
L’autre plein de détours, aussi malin qu’adroit,
L’aîné songe à servir, le cadet songe à plaire ;
L’un s’en tenoit à l’oncle, et l’autre alloit tout droit,
À la succession, par fraude, par mistére,
Par médisance, il croyoit tout de droit,
L’oncle riche un beau jour mourut de mort subite ;
C’étoit la mode, alors comme aujourd’hui ;
Le neveu juste étoit seul avec lui ;
Le fripon étoit en visite ;
Nous dirions mieux, en débauche, je croi.
N’importe, après des pleurs versés de bonne foi,
Après de vrais sanglots dont son cœur se soulage,
Il ouvre une cassette ; et parmi maint papier,
Trouve deux testamens, dont le premier plus sage,
Le faisoit unique héritier.
En faveur du cadet s’expliquoit le dernier ;
Fruit de la flaterie et de la médisance,
Fruit du vieil âge aussi sot que l’enfance.
Tout est pour le cadet, pour lui pas un denier,
C’est alors qu’intérêt assiège Théophile,
Cet incident lui donnoit beau ;
Brûle ce testament, veux-tu donc imbécile,
Plus gueux que Diogène habiter son tonneau,
La belle occasion de te venger d’un frere
Qui te mettoit à l’hôpital !
Brûle, brûle, rends-lui le mal
Que le traître t’a voulu faire.
Passe encor pour l’aider ; ce sera ton affaire ;
Mais te trahir toi-même ! Et te déshériter !
Quoi, tu ne te rends point : tes enfans et ta femme ?
Tu peux les mettre à l’aise ! Et tu les vas jetter,
Dans le besoin, dans la disette infâme !
Ton oncle l’a voulu, dieu veuille avoir son âme :
Mais puisque tu l’aimois, sauve-le donc du blâme,
Et songe à réhabiliter
Sa mémoire qu’il déshonore.
Intérêt préchoit bien ; qu’auroit-il dit encore !
Mais on a beau précher qui ne veut écouter.
Ce bien n’est pas à moi ; réponse à la harangue
De l’orateur qui s’en mordoit la langue.
Théophile remit et sans condition,
Le testament et la succession,
Or, comment dans cette avanture,
En usa le cadet ! Hélas je n’en sçai rien ;
Ce qui suffit, c’est qu’on voit bien
Qu’intérêt perdit la gageure,
Que sert de tant argumenter ?
Justice est le seul bien, des royaumes, des villes ;
Quels fous aimeroient mieux traiter
Avec les philautas qu’avec les théophiles ?
- Antoine Houdar (ou Houdart) de la Motte- 1672 – 1731, La Justice et l’Intérest.