Charles Sorbets
Historien, poète et fabuliste XIXº – La rose du jardin et la rose des champs
Fable dédiée à Mme Léontine S. M.
Dans un magnifique jardin,
Fier de son précieux butin,
Un jardinier, depuis l’aurore,
Visitait, arrosait, puis visitait encore
Une rose, à laquelle il adressait toujours,
Avec des vœux ardents, les plus tendres amours.
S’il en était ainsi, c’est que la châtelaine
Adorait cette plante à la suave haleine.
Quand, pour aspirer son odeur,
La dame posait sur la fleur
Sa lèvre, autre fleur, fraîche éclose,
Ainsi jointes en les voyant,
L’une et l’autre se souriant,
On eût dit une double rose…
A quelques pas de là, sur un épais buisson,
Hors du jardin, croissait une rose sauvage.
Elle voyait fuir sa saison,
Contente de son sort. A travers un grillage,
La rose du jardin l’aperçoit et lui dit :
« — Tu gémis, pauvre sœur ! car ton sort est maudit.
Quel crime est donc le tien, pour passer l’existence
A vivre dans l’oubli ?.. Je plains fort ta souffrance !
— Sans doute qu’ici bas, répond la fleur des champs,
Je ne suis point l’objet de mille soins touchants ;
Est-ce donc un motif pour cela de me plaindre ?
Je vis seule, il est vrai, mais aussi qu’ai-je à craindre ?
Mon vallon est désert ; d’ailleurs, pour me cueillir,
Qui pourrait sans danger jusqu’à moi parvenir ?
Avec ses longs piquants, un buisson me protège,
Tandis que vous… toujours la crainte vous assiège…
— La crainte ? Nullement. Je suis en abri sûr
Voyez, ces gros verrous, ces grilles, ce grand mur…
— Oui ! mais, dans votre fort sont des âmes cruelles !
— Je n’ai que des amis… — Vous seront-ils fidèles ?
Les hôtes des jardins sont des gens sans pitié.
— Ils ont conçu pour moi la plus grande amitié,
Et, grâce à ma splendeur, longtemps je serai reine.
— Pauvre amie, oh ! chassez cette espérance vaine !
Votre éclat vous fascine et vous défend de voir
Le piège où, quelque jour, vous finirez par choir.
Ce qui, surtout, pour vous m’inspire des alarmes,
Ce sont précisément vos grâces et vos charmes.
Ah !souhaitez plutôt que le ciel, loin de vous,
Dissipe vos parfums si suaves, si doux,
Et ternisse l’éclat qui plaît tant à la femme
Dont si capricieuse est l’âme,
Et qui fait souvent d’une fleur
Le malheur. »
À ces mots apparaît la châtelaine heureuse
Qui de sa chère rose est toujours amoureuse,
Tout en lui souriant, la saisit d’une main,
Et de son autre, hélas ! la moissonne soudain !
Ton règne fut bien court, pauvre tige éphémère,
Symbole passager du bonheur sur la terre !
Cependant, le palais est en fête, et du bal
L’orchestre harmonieux a donné le signal
Au sein du tourbillon d’une valse en délire,
Sur un cœur palpitant, on contemple, on admire
La rose, mais, hélas ! c’est le suprême honneur
Qu’avant sa fin prochaine on rend à cette fleur…
Et quand, le lendemain, par le vent entraînées,
Ses feuilles au buisson arrivèrent fanées :
« — Pauvre sœur !
Dit la fleur,
Toi, qu’on voyait hier, radieuse, adorée,
Dans la fange on te jette… on t’a même oubliée ! »
Et la fille des champs, qu’agite le zéphyr,
Sur ses restes flétris ne cesse de gémir.
En comparant ici les personnes aux choses,
Oh ! combien d’autres fleurs ont le destin des roses !
Charles Sorbets, La rose du jardin et la rose des champs