L’Aigle avait ses petits au haut d’un arbre creux.
La Laie au pied, la Chatte entre les deux ;
Et sans s’incommoder, moyennant ce partage,
Mères et nourrissons faisaient leur tripotage.
La Chatte détruisit par sa fourbe l’accord.
Elle grimpa chez l’Aigle, et lui dit : Notre mort
(Au moins de nos enfants, car c’est tout un aux mères)
Ne tardera possible guère.
Voyez-vous à nos pieds fouir incessamment
Cette maudite Laie, et creuser une mine ?
C’est pour déraciner le chêne assurément,
Et de nos nourrissons attirer la ruine.
L’arbre tombant, ils seront dévorés :
Qu’ils s’en tiennent pour assurés.
S’il m’en restait un seul, j’adoucirais ma plainte.
Au partir de ce lieu, qu’elle remplit de crainte,
La perfide descend tout droit
A l’endroit
Où la Laie était en gésine.
Ma bonne amie et ma voisine,
Lui dit-elle tout bas, je vous donne un avis.
L’aigle, si vous sortez, fondra sur vos petits :
Obligez-moi de n’en rien dire :
Son courroux tomberait sur moi.
Dans cette autre famille ayant semé l’effroi,
La Chatte en son trou se retire.
L’Aigle n’ose sortir, ni pourvoir aux besoins
De ses petits ; la Laie encore moins :
Sottes de ne pas voir que le plus grand des soins,
Ce doit être celui d’éviter la famine.
A demeurer chez soi l’une et l’autre s’obstine
Pour secourir les siens dedans l’occasion :
L’Oiseau Royal, en cas de mine,
La Laie, en cas d’irruption.
La faim détruisit tout : il ne resta personne
De la gent Marcassine et de la gent Aiglonne,
Qui n’allât de vie à trépas :
Grand renfort pour Messieurs les Chats.
Que ne sait point ourdir une langue traîtresse
Par sa pernicieuse adresse ?
Des malheurs qui sont sortis
De la boîte de Pandore,
Celui qu’à meilleur droit tout l’Univers abhorre,
C’est la fourbe, à mon avis.
Autre analyse :
Analyses de Chamfort – 1796.
V. 5. Fourbe, moins commun que fourberie.
V. 8. Possible , guère. Mot que Vaugelas , Ménage et Thomas Corneille ont condamné. L’usage a, depuis La Fontaine, confirmé leur arrêt.
V. 19. Gésine,. . Mot vieilli, qui ne s’emploie guère dans les
tribunaux.
V. 25. Obligez-moi de n’en rien dire.
C’est la première précaution du fourbe. La Fontaine ne manque pas ces nuances, qui marquent les caractères et les passions.
V. 29. Sottes de ne pas voir, etc. . . La Fontaine a bien fait de prévenir ses lecteurs sur cette invraisemblance avant qu’il s’en aperçussent eux-mêmes. Mais elle n’en est pas moins une tache dans cette fable. Il n’est pas naturel que la faim ne force pas tous ces animaux a sortir. (L’Aigle, la Laie, et la Chatte)
Commentaires de MNS Guillon – 1803.

(2) Par sa fourbe. Ce mot n’est plus guère usité qu’en adjectif; c’est dommage qu’il ait vieilli. L’on auroit du, ce me semble, conserver religieusement des termes consacrés par l’usage qu’en ont fait un Malherbe, un Corneille, un La Fontaine.
(3) Grimpa est le mot propre.
(4) . . . . Notre mort Au moins de nos enfant, car c’est tout un aux mères. Le Sinon de Virgile, qui va tromper les Troyens, n’a .pas une éloquence plus adroite ni plus insinuante. La Chatte parle a des mères: elle les attaque par l’endroit foible, la tendresse maternelle. S’il n’y avoit de danger que pour nous, on pourroit en douter ou s’en moquer: mais nos enfants ! Le moyen de n’être pas persuadé?
(5) Ne tardera possible guère. Vieille tournure : il n’est guère possible que notre mort soit différée. Ce langage antique donne à l’air de bonne-foi quelque chose de plus entraînant. Antiqua fides, disent les latins.
(6) Voyez-vous à nos pieds fouir incessamment
Cette maudite Laie, et creuser une mine?
II n’y a point là de témoins étrangers, suspects ;
vous le voyez. Incessamment vaut mieux que à toute heure. Maudite n’est point ici une injure : c’est un sentiment vrai échappé à la tendresse alarmée. Creuser une mine. Quelle image ! ce bruit de guerre étourdit, ôte la faculté de l’examen.
(7) C’est pour déraciner le chêne assurément. Plus l’exécution d’un pareil dessein est difficile, plus l’affirmation du traître devient pressante. Assurément jeté à la fin du vers, arrête et fixe l’imagination de l’Aigle et tout de suite le spectacle de ses enfants dévorés : L’arbre tombant, ils seront dévorés…Lire la suite