Si tu parles d’un âne et de qui le conduit,
C’est l’âne du meunier qui te vient à l’esprit,
Ou ne parle jamais de l’âne du libraire ,
Et pourtant un poète, il n’en saurait manquer,
Aura tôt fait de remarquer
Que, dans libraire, il y a braire.
Un libraire faisait de médiocres affaires ;
On ne lit plus, on ne lit plus !
Il avait donc son magasin vendu,
Et, dans le vieux moulin hérité de son père,
Il était meunier devenu.
De décider si son parti fut sage,
Cela se saura à l’usage ;
Un âne avecque le moulin
Lui étant échu en partage.
Cet âne avait, bien entendu, la charge,
De transporter, soir et matin,
Tantôt le blé et tantôt la farine ;
Le meunier marchait à côté,
Pour l’exciter
De sa badine ;
Mais, négligeant ce soin, tout au long du trajet,
Notre homme en quelque livre avait le nez plongé,
Tant il est vrai que, quoi qu’il nous advienne,
De nos habitudes anciennes
Nous ne pouvons sitôt nous dégager.
Comme il lisait ainsi, tournant vers lui sa tête,
L’âne, inquiet et soupçonneux,
Sur le livre jette les yeux,
Pauvre bête,
Et soudain s’arrête :
Ce livre était relié en chagrin,
Et tu devines son chagrin,
A cet âne, de reconnaître,
(Ah ! l’émotion qui l’étreint !)
Le gros grain
De la peau de quelqu’un des siens…
O libraire, je t’en conjure,
Si tu deviens meunier, choisis
D’autres reliures
Que celle-ci,
En veau, en porc, ou bien toute autre,
Qui ne cause point ce souci
A ton âne, lorsque vous marchez côte à côte :
Qu’on le relie en porc, qu’on le relie en veau,
Et sous n’importe quelle peau,
Le livre demeure le même,
Et tu le liras aussi bien ;
Peiner les gens, et les ânes, pour rien,
Est toujours un mauvais système.
“L’Ane du Libraire”