Léon Rousseau
Poète, officier d’Académie et fabuliste XIXº – L’Asperge et le radis
L’Asperge, un jour d’avril, au lever du soleil,
— Quelle surprise à son réveil! —
Sortit brusquement de terre,
Tendre et belle comme Eve, notre mère,
Quittant, en souriant, les mains du Créateur.
Elle aussi de la vie aspirait au bonheur.
À côté, le Radis étalait son feuillage,
La dominant par la force et par l’âge.
À son aspect, le pudique Radis rougit.
Mais elle le rassure et dit :
« A ton aise tu peux contempler la nature,
« Ces belles fleurs, ce tapis de verdure,
« Ces arbres, ce bosquet, ce château somptueux
« Qui depuis fort longtemps abrite des heureux.
« Pour moi la vie est éphémère,
« Et franchement je ne puis guère
« Auprès de toi, compter que sur un court séjour.
« C’est ainsi qu’ici-bas chacun passe à son tour.
« Bientôt quelqu’un me tranchera la tête,
« Et dès demain, dans une fête,
« Sans façon l’on me mangera.
« Accepte ce baiser, peut-être il portera
« Quelque bonheur à ta propre existence. »
Et puis, avec grâce et prudence,
Elle pencha la tête et présenta son front
Au Radis qui, bien loin de lui faire l’affront
D’un refus, se permit de lui dire à l’oreille :
« Déjà je t’adorais, ô beauté sans pareille,
« Et pourtant il faut nous quitter!
« Veuille, ô Dieu, ne pas rejeter
« La mystérieuse prière
« Que je t’adresse. Plus d’attraits
« En ce lieu pour moi désormais.
« Mets fin à ma triste carrière.
« Qu’une commune mort
« Confonde notre sort. »
Cette prière fut le jour même exaucée,
Et chaque plante à l’office placée :
Le buste de l’Asperge avec le fer tranché,
Et de son tendre lit le Radis arraché.
Moralité
Chacun de nous ne fait que paraître en ce monde,
Et notre esprit en vain sur l’avenir se fonde.
Combien de cœurs encor, par l’amour réunis,
En un jour voient ainsi leurs beaux projets finis !
De ce destin cruel que chacun se pénètre ;
Surtout, sans murmurer, qu’on sache s’y soumettre.
Léon Rousseau