L’homme vint un jour avec ses chiens s’établir dans le pays qu’habitoient les lièvres. Ceux-ci, depuis ce moment-là toujours tourmentés, toujours inquiets, résolurent enfin d’aller vivre ailleurs, et ils convoquèrent à ce dessein une assemblée générale. Les plus vieux et les plus sages opinèrent à rester : ils avoient de la peine à quitter cette terre où avoient vécu leurs pères, et où eux-mêmes étoient nés; mais on n’écouta point leurs représentations, les clabaudeurs l’emportèrent, et toute la troupe partit.
Dans leur route ils passèrent près d’un marais dont les bords étoient couverts de grenouilles. Elles étoient sorties pour respirer l’air et jouir du soleil. Au bruit que font les lièvres en passant, elles s’effraient, et toutes en foule se précipitent dans les eaux. Un des lièvres s’arrête alors: « Frères, dit-il à la colonie fugitive, nous avons eu tort de quitter notre terre natale. Retournons, croyez-moi, je vois que par tous les pays on craint et que partout on a lieu de craindre. » On le crut et l’on retourna.
On pourrait adresser le même discours à tous ces gens qui, mécontents de leur patrie et du gouvernement sous lequel ils vivent, veulent le quitter, dans l’espérance de rencontrer mieux ailleurs. Hélas! ils ont beau chercher, ils ne trouveront nulle part de contrée qui soit sans inquiétude, sans travail et sans douleur.
Notes :
La fable qu’on vient de lire est imitée d’Esope. Le fabuliste grec dit que, les lièvres s’étant enfuis pendant un orage, ils côtoyèrent dans leur course un marais ; mais que, leur frayeur ayant augmenté encore par le bruit que firent les grenouilles en se jetant dans l’eau, un d’eux s’arrêta et dit à ses camarades: « Ne nous désolons pas, mes amis: « vous voyez qu’il y a des Animaux encore plus poltrons que nous. »
Quelle est l’utilité qui peut résulter d’une pareille morale ? Je ne le devine point.
Me pardonnera-t-on de dire que celle de notre femme poète est bien autrement intéressante. Rappelez-vous que Marie vivoit sous un gouvernement féodal, c’est-à-dire dans un état partagé entre des milliers de petits tyrans; songez que chaque jour elle devoit voir une infinité de personnes , molestées par l’abus du pouvoir, chercher dans d’autres cantons une situation plus douce ; relisez après cela sa fable, et vous sentirez combien son allégorie est juste et combien la morale qu’elle en tire est ingénieuse.
“L’Assemblée des Lièvres”
- La Fontaine, liv. II, fable XIV, Le Lièvre et les Grenouilles.