Depuis plus de trente ans un avare entassait
Dans un endroit secret tout l’or qu’il amassait,
Et laissait, chaque jour, manquer en son ménage
Tout ce qui doit servir, dont chacun fait usage.
Aussi c’était souvent des non et des comment
Qu’ils se disaient tous deux de mécontentement.
Mais l’avare, en grondant, ordonnait le silence,
Prétendant qu’on avait de tout en abondance.
— Ma femme, disait-il, n’as-tu pas des enfants!
Faut-il tout dissiper, et, dans deux ou trois ans,
Que pourras-tu donner pour dot à tes deux filles?
Tu sais que sans argent elles sont peu gentilles :
On n’en fait point de cas, et, certes, on fait bien;
C’est qu’on n’est pas très-bien en ménage avec rien
Tu dois le voir par nous, malgré notre ordre rare.
— J’ai toujours vu, monsieur, que vous étiez avare :
Vous me laissez manquer même de vêtement.
Tenez, Monsieur, voyez : mes pieds, en ce moment,
Sentent cependant l’air qui vient par la semelle,
Et c’est ainsi que sont les deux souliers d’Adèle.
Il faudrait s’abstenir de sortir tous les jours,
N’est-ce pas révoltant que ce soit pour toujours!
Pouvez-vous bien souffrir, avec votre fortune,
Que, pour chausser mes pieds, je vous sois importunée
Je sais qui, vous cachez en lieu sûr votre argent;
Et puis vous vous plaignez autant qu’un indigent.
Mais sachez donc, monsieur, que mille écus de rente
Ne se dépensent pas lorsqu’on est sans servante;
Que l’on vit, qu’on se vêt comme des malheureux,
Tandis que cette rente a tant fait des heureux !
L’avare, confondu, fut contraint de se taire,
Et tremblant pour son or qu’il entassait en terre,
11 alla sur-le-champ voir si l’on avait pris
Cet or qui pour l’avare a toujours tant de prix.
Mais sa femme, voyant qu’il sortait sans rien dire,
Le suivit pas à pas, et le vit s’introduire
(Après avoir ouvert un secret qu’il tâtait)
Dans un caveau profond où son trésor était.
Elle écoute, elle entend le son clair, métallique
De l’or qu’il conservait bien mieux qu’une relique.
— Ah! cette fois, dit-elle, ayez bien du plaisir :
Je ferme le secret que je viens de saisir.
Restez, monsieur, restez avec l’or qui vous charme ;
Il ne nous fera plus répandre aucune larme.
Vous avez envers nous agi si chichement,
Que votre mort ne peut nous causer du tourment;
Car nous pourrons, au moins, avoir le nécessaire,
Nous chausser, nous vêtir comme nous devions faire,
Sans toucher à votre or que vous trouvez si beau,
Et qui, dès aujourd’hui, sera votre tombeau.
L’avare, au désespoir, priait avec instance,
Disant que ce défaut avait son importance;
Que, s’il eût dissipé cet or qu’il enterrait,
Aucun de ses enfants ne se marierait;
Mais que, dès à présent, il voulait lui remettre
Son épouse le crut et se laissa tenter;
Elle ouvrit le secret, et se fit apporter
Par sou époux cet or qui troubla le ménage.
— Le voilà lui dit-il, faisons-en bon usage:
Nous pouvons, maintenant, manger mes revenus,
Sans que vous vous plaigniez, de marcher les pieds nus.
Mon souhait est rempli : j’ai là pour mes deux filles
Quatre vingt mille francs , qui les rendront gentilles,
Leur feront oublier quelque privation
Que je leur fis souffrir par bonne intention;
Car avec tout cet or le parti le plus riche
Ne pourra pas trouver qu’en leur dot je sois chiche.
Alors, en épousant un homme riche aussi,
Elles me béniront d’avoir su faire ainsi.
On lui donna raison, on changea de chaussure,
En contemplant cet or amassé sans usure.
Donc, cet avare avait la belle qualité
De quitter un défaut qu’aucun n’aurait quitté.
“L’Avare corrigé par sa Femme”